jeudi 27 juillet 2017

Phoenix Forgotten, de Justin Barber

Phoenix Forgotten est un film américain sorti en avril 2017, dirigé par Justin Barber. Ses acteurs principaux sont Chelsea Lopez, Florence Hartigan, Justin Matthews et Luke Spencer Roberts. Il se base sur un incident réel, les Lumières de Phoenix, survenu le 13 mars 1997. Ce jour-là, en soirée, des lumières mystérieuses au-dessus de la ville sont observées par plus de dix mille personnes. Comme il faut s'y attendre, tout est fait pour ne pas se replier sur le phénomène ovni. (Je pense entre autres à la réaction officielle, très médiatisée, du Gouverneur de l'Arizona Fife Symington III: une véritable insulte à l'intelligence - et à ses administrés.) À partir de ces faits, Barber invente l'histoire de trois jeunes partis enquêter caméra au poing, de leur propre initiative, dans la région de Phoenix. Mais ils disparaissent purement et simplement. Vingt ans plus tard, la sœur de l'un d'eux découvre deux cassettes vidéos de ce qu'ils ont filmé. C'est en particulier le deuxième enregistrement qui montre le dénouement de leur expédition.

Cette histoire de disparition, donc, est fictive. Filmée à la manière du célèbre Blair Witch, c'est surtout dans sa dernière demi-heure qu'elle se révèle la plus intense. Trop, peut-être, car elle accumule de manière un peu lourde une série de phénomènes problématiques fréquemment associés à l'observation d'ovnis: affolement d'une boussole, dérèglement du balayage électronique d'un écran de camescope, cadavres d'animaux mutilés, sons étranges dans l'air, saignements de nez. L'enlèvement par une intelligence semble-t-il non humaine est précédée, chez chacun des trois protagonistes (enlevés un par un), par une hallucination visuelle: la présence, dans la nuit des canyons, d'un proche venu les chercher. La capture en tant que telle, en particulier la dernière, montre une force (l'antigravité) contraignant la matière (objets, corps) à tomber vers le haut. Aucune des trois victimes, à l'issue du film, ne sera retrouvée. Comme rien n'est expliqué, il n'était peut-être pas indispensable d'enfiler comme des perles tous ces "indices". Dans cette énigme dont les caricatures tiennent au moins autant de la désinformation que de la volonté d'acclimatation (la deuxième est au fond peut-être encore plus suspecte que la première), il se peut que chacun soit relié aux autres mais cette concaténation, en définitive, ressemble trop à un effort désespéré d'emporter notre conviction. ("Voyez: l'explication, ce sont bien les ovnis, pas une agression humaine, pas un triangle amoureux entre les deux gars et la fille!")

Non, je ne vois pas de câble. 
Nous restons donc avec la seule certitude que quelque chose interagit depuis très longtemps avec notre espèce. Un élément, selon moi important mais peut-être pas, lui, assez souligné, c'est l'ancienneté de cette présence. Un Amérindien (de la nation apache) interviewé par les trois lycéens mentionne une cosmogonie impliquant des êtres venus du ciel. En outre, lors de leur traversée de canyons, ils tombent sur des graffiti indiens: cercles concentriques, mains au pochoir. Le film a été tourné en décors naturels mais, pour être franc, je ne sais pas du tout si ces exemples de ce qu'on considère un peu trop vite comme du "simple" art pariétal ont été plaqués sur la roche pour le besoin du tournage ou s'ils existent réellement. À la limite, peu importe. Que ce soit ou non un clin d'œil à Blair Witch (il s'en trouve d'autres: Alien, X-Files, Contact), les trois jeunes ne comprennent pas, là non plus, l'importance et le danger potentiel qu'il y a à pénétrer en profanes sur un territoire sacré. La curiosité légitime, ici, n'est pas un viatique. Cela résulte d'une éducation totalement déconnectée de la pensée traditionnelle, ainsi que le souligne la marche cyclique du temps.

Le choix d'une narration de type "found footage" montre malgré tout, selon moi, une méfiance envers le récit médiat, pour ne pas dire médiatisé. Ici, tout est immédiat, c'est-à-dire montré sans filtre. Je sais bien que ce sous-genre est considéré comme mort et enterré, que beaucoup ont émis des critiques négatives à l'égard de Phoenix Forgotten. Je pense pour ma part que le succès mondial du fameux Close Encounters of the Third Kind, de Spielberg, masque des intentions pour le moins suspectes. Le chouchou d'Hollywood y cautionne de fait la pratique des opérations de cover-up (désinformation) gouvernementales et impose une narration pédagogique à forte dose d'angélisme (de gentils extra-terrestres) au sommet d'une tour du Diable. Phoenix Forgotten, c'est aussi le refus du traitement de l'information. Je ne peux qu'applaudir cet aspect d'un film à ne pas dédaigner malgré ses quelques maladresses.


À votre place, j'y réfléchirais à deux fois avant de continuer...

mercredi 26 juillet 2017

The Three Impostors, d'Arthur Machen

Ce roman de 1895 se compose de plusieurs nouvelles en apparence lâchement raccordées les unes aux autres: 1) Prologue, 2) Adventure of the Gold Tiberius, 3) The Encounter of the Pavement, 4) Novel of the Dark Valley, 5) Adventure of the Missing Brother, 6) Novel of the Black Seal, 7) incident of the Private Bar, 8) The Decorative Imagination, 9) Novel of the Iron Maid, 10) The Recluse of Bayswater, 11) Novel of the White Powder, 12) Strange Occurrence in Clerkenwell, 13) History of the Young Man With Spectacles, 14) Adventure of the Deserted Residence. J'indique le sommaire car il est possible, au format numérique, d'acheter tel ou tel de ces textes sans que le lecteur sache qu'il s'agit malgré tout d'un ensemble cohérent à lire de préférence intégralement et dans l'ordre.

The Three Impostors se termine par une scène d'horreur en rapport avec les agissements d'une société secrète spécialisée, si l'on ose dire, dans l'accomplissement de rites païens et de débauches. Les trois imposteurs en question sont des membres de cette société qui se tient en quelque sorte dans l'arrière-monde londonien, en filigrane d'une capitale soit hédoniste (en particulier son centre géographique, socialement et architecturalement favorisé), soit anonyme, voire misérable, dès qu'on se retrouve en banlieue. Ils constituent le lien entre les différentes histoires. À la recherche d'une pièce romaine antique commémorant une orgie de l'empereur Tibère, ils finissent par retrouver leur proie: "le jeune homme à lunettes" ("the young man with spectacles").

À ces trois redoutables individus (deux hommes et une femme; la femme, bien sûr, est la plus dangereuse!) s'opposent dialectiquement trois Londoniens assez typiques de la fin du XIXè siècle. L'heure est à la déclinaison objective des rapports que l'Homme entretient avec le monde. La ville devient alors un objet d'étude, une sorte de cabinet de curiosités géant recelant lui-même des cabinets de curiosités particuliers dans des lieux où on ne s'y attend pas toujours. L'anthropologie, l'ethnologie sont des sciences en plein développement. Cela dit, le portrait que Machen dresse de ces trois derniers personnages est passablement ironique. Malgré nos prétentions rationalistes, nous vivons dans un univers auquel nous ne comprenons pas grand chose, à tel point que l'ignorance est peut-être préférable à la connaissance. Les récits folkloriques ruraux, par exemple, masquent derrière l'émerveillement une réalité parfaitement ténébreuse: depuis des âges extrêmement reculés, des êtres non-humains redoutables peuplent la Terre. Le symbolisme du serpent serait une édulcoration de cette réalité. Seule la peur nous a fait plaquer sur la vérité un plaisant vernis légendaire. Le problème est qu'il ne s'agit pas seulement de littérature: le XXIè siècle n'a toujours pas résolu certaines énigmes.

L'hostilité (et l'incompréhensibilité) de l'Univers qui nous entoure est une notion dont se souviendront par la suite Lovecraft et Bradbury, très marqués par l'œuvre de Machen. À partir d'un objet de petite taille (une pièce romaine), quelque chose se dévoile et enfle jusqu'à prendre les proportions d'une horreur cosmique. Si tant est que nous puissions la voir sous une lumière crue, ce qui n'est pas le cas. C'est l'impression d'horreur qui est sans limite devant ce qui est partiellement manifesté ou suggéré. Cette horreur fonctionne sur le mode du strip-tease à ceci près qu'ici, il n'est pas question de plaisir mais du vertige qui s'empare de nous lorsque nous prenons conscience d'être au bord d'un gouffre sans fond et mystérieusement hypnotique. Céder ou ne pas céder? Faire un pas en avant ou s'enfuir et retrouver les innocentes flâneries dans le centre de Londres? Cette zone semble a priori protégée mais en fait, rien n'est moins sûr. Les délices sophistiquées de l'Occident, bien posées dans un centre-ville séculaire, ont une allure de forteresse inexpugnable mais pour combien de temps encore? Dès les premiers quartiers de banlieue, l'étrangeté s'impose avec une séduction très insidieuse. De ce point de vue, The Three Impostors est aussi une littérature de l'urbex (urban exploration). Quelle est la solidité de notre psychisme à mesure que nous avançons vers la fin du territoire urbain? C'est d'ailleurs à ce point-limite que se termine le roman. Plus loin, c'est-à-dire juste après, on se retrouve à la campagne. Monde de verdure, de bois et de montagnes aux allures de Paradis retrouvé? Non, puisque, ainsi que nous l'avons vu plus haut, ce dénuement convoque, derrière les atours d'un folklore idyllique, la démonialité, la régression dans l'horreur primordiale. Les trois imposteurs le savent, l'acceptent, s'en repaissent. Face à eux et en définitive, les trois dilettantes ont surtout l'air de trois crétins. Chez Machen, le réel n'a que faire des salons de thé!   

mardi 25 juillet 2017

The Angry Red Planet, d'Ib Melchior

The Angry Red Planet est un film d'Ib Melchior, sorti fin 1959. Les acteurs principaux sont Gerald Mohr, Nora Hayden, Les Tremayne et Jack Kruschen.

La fusée MR-1 (Mars Rocket 1) revient sur Terre après le premier vol habité vers Mars. D'abord considérée comme perdue dans l'espace, la fusée fait sa réapparition mais le contrôle au sol ne parvient pas à contacter l'équipage. Par téléguidage, MR-1 atterrit avec succès. On y trouve deux survivants, le docteur Iris Ryan (Naura Hayden) et le colonel Tom O'Bannion (Gerald Mohr), dont un des bras est recouvert d'une étrange excroissance d'origine extra-terrestre. Le rapport de mission est relaté par Ryan, espérant de la sorte guérir O'Bannion.

Au cours d'une exploration de la surface martienne, Ryan est attaquée par une plante carnivore. Celle-ci est tuée grâce à un fusil à rayon congelant (surnommé Cleo) utilisé par le chief warrant officer (adjudant-chef) Sam Jacobs. L'équipage découvre également une immense créature tenant de la chauve-souris, du rat et de l'araignée (ayant pris pour des arbres ce qui est en fait ses pattes). L'être est repoussé, à nouveau par Jacobs. Lorsqu'ils retournent à leur vaisseau, les quatre astronautes se rendent compte que leurs signaux radio sont bloqués et que MR-1 est maintenue au sol par un champ de force. O'Bannion mène une expédition jusqu'à un lac où ils aperçoivent une cité sur la rive opposée. Ils entament la traversée du lac dans un radeau gonflable mais leur progression est arrêtée par une créature géante semblable à une amibe et dotée d'un œil unique dont le globe est en rotation complète permanente. L'amibe tue Jacobs et infecte le bras d'O'Bannion. Les survivants regagnent précipitamment MR-1 et entament la procédure de décollage. Le professeur Theodore Gettell, concepteur de la fusée, meurt de ce qui semble être une crise cardiaque causée par le stress du départ. Les survivants retournent alors sur Terre où le bras d'O'Bannion est guéri grâce à des chocs électriques (méthode ayant également servi à se débarrasser de l'amibe qui tentait de ronger MR-1).

Lorsque les scientifiques tentent d'examiner les bobines sur lesquelles sont consignés les détails de l'expédition martienne, tout ce qu'ils trouvent est un message enregistré. Une voie non-humaine annonce qu'il a été permis à l'équipage de la fusée MR-1 afin qu'il puisse livrer à la Terre le message en question. Depuis le début de l'Histoire, les Martiens observent le développement des Terriens et pensent que notre technologie a pris de l'avance sur notre maturité culturelle et spirituelle; ils accusent par ailleurs les Terriens d'avoir envahi leur monde. Les Martiens avertissent l'humanité: que celle-ci ne retourne jamais sur Mars ou la Terre sera détruite en guise de représailles.

Et encore, en 59, elle a pas maté Alien...
Je me demande un peu quelle est la véritable anatomie des Martiens, dans ce film. La question de la vie sur cette planète n'est pas centrale, d'ailleurs. Tout le monde sait qu'on y trouve des végétaux. L'énigme véritable tourne autour de la possibilité d'une vie intelligente, c'est-à-dire d'une ou plusieurs civilisations, d'une conscience consciente d'elle-même et capable d'écrire son histoire. Cette vie se résume-t-elle aux espèces contre lesquelles les Terriens doivent lutter? Lorsqu'on se penche sur l'architecture de la cité martienne aperçue sur une rive du lac, on est tenté de se dire qu'elle est plus avancée que la nôtre (plus "futuriste" par rapport à la planète Terre de 1959 telle qu'elle est montrée dans ce film) mais qu'elle semble l'expression d'une forme de vie humanoïde. La plante carnivore, l'araignée chauve-souris-rat et le blob-amibe n'y correspondent pas a priori. Seul, éventuellement, un être à trois yeux, aperçu derrière un rocher, pourrait posséder des caractéristiques anthropomorphes (une tête, un torse, deux bras, deux jambes). Les autres sont-ils alors une "simple" flore/faune? Servent-ils dans certains cas de protecteurs de la civilisation martienne?

Gettell est convaincu que cette civilisation fonctionne comme un cerveau collectif. Ici, nous retrouvons le vieux cliché de l'extra-terrestre comme métaphore du communisme, typique de la guerre froide. Il y a tout de même une inversion de taille, dans The Angry Red Planet: même si l'équipage de MR-1 se rend sur Mars au nom de l'humanité entière (ce qui, d'ailleurs, n'est jamais dit), l'équipage et le contrôle au sol sont strictement américains. Il est vrai aussi que pas mal d'images d'archives sont utilisées, principalement dans les premières minutes du film: base aérienne, salle de contrôle, techniciens affairés (à coup sûr pour impressionner, au passage, certaines "puissances étrangères"!)... Concrètement, cela réduisait aussi pas mal les coûts de production. Cela posé, il n'est pas impossible non plus que le thème de l'invasion ait profondément marqué Ib Melchior lui-même. Melchior, de culture danoise et américaine, était aussi un écrivain et un héros de la Seconde Guerre mondiale. Ses romans, qu'à ce jour je n'ai pas lus, reflètent peut-être cette préoccupation. C'est à creuser. Il n'en demeure pas moins une sorte d'équation à résoudre entre la notion d'intelligence collective, pressentie par Gettell, et celle d'avancée spirituelle que, selon les Martiens du film, nous ne possédons pas, notre technologie nous ayant dépassés. Cette dernière problématique, nous la retrouvons, quoique sous des espèces différentes, dans le débat sur l'intelligence artificielle, le transhumanisme, le complexe militaro-industriel. (Pour l'écriture du scénario du film, le producteur Sidney W. Pink s'est fait aider par ses enfants!) 

Il est pas méchant, il est timide!
On peut faire dire beaucoup de choses à ce film et me répondre que c'est juste un énième nanar de l'époque. Budget étique, calendrier serré: il a fallu le pondre dans l'urgence. La technique Cinemagic (travail sur des négatifs) a permis, à peu de frais, de donner aux scènes martiennes leur couleur et leur apparence de dessin animé. Certains ont critiqué ce résultat mais je trouve pour ma part que cela passe bien et va jusqu'à conférer un charme certain à cette planète souvent visitée dans le domaine de la fiction. (Je pense entre autres à un passage du curieux Selestor's Men of Atlantis dans lequel un astronome de cette île soi-disant légendaire observe dans un télescope une bataille menée entre des Martiens et des Neptuniens.)

Là où la réalité semble se mêler de façon très étrange à la fiction, c'est lorsque l'astronome Asaph Hall découvrit en 1877 Phobos et Déimos, les satellites naturels de Mars, or ceux-ci furent annoncés en 1726 par Jonathan Swift, dans Les Voyages de Gulliver (partie III, chapitre III). Swift, de plus, donna de façon correcte leur période de rotation et leur distance par rapport à Mars. Quelqu'un peut-il m'expliquer?... L'exploration de cette planète (et de ses satellites), en outre, semble vouée à une "malédiction": depuis 1960, on compte 29 missions martiennes ratées pour 19 réussies. (Il y a eu aussi des échecs en direction de Phobos, corps céleste détenant aussi sa part de mystère.) Certains échecs semblent d'ailleurs trop stupides pour ne pas être étranges (Mars Climate Orbiter, 1998). Le dernier en date, à ma connaissance, remonte au 14 mars 2016, lorsque l'atterrisseur européen Schiaparelli s'est écrasé à la surface martienne. Cette mission était censée expliquer la présence de méthane dans l'atmosphère martienne, à certains moments de l'année. Qui dit méthane dit... 

The Angry Red Planet peut se regarder gratuitement ici


"Salut, ça mars comme tu veux?"
     


lundi 24 juillet 2017

C'est fascinant: Google Maps est tellement efficace qu'il floute aussi les mascarons.

dimanche 23 juillet 2017

The Magicians, de J.B. Priestley

Nous sommes en Grande-Bretagne pendant les années 1950. Parce qu'il est considéré trop vieux et que le monde change, Sir Charles Ravenstreet, ingénieur électricien, se voit offrir un placard doré lors d'un conseil d'administration. Un jeune expert financier, toutes dents dehors, viendra occuper le poste qui était le sien. Dégoûté, Ravenstreet démissionne. Très vite, il se voit offrir une offre de reconversion par le magnat de la presse Mervil. Il s'agit, avec l'assistance de deux comparses, de commercialiser à grande échelle une nouvelle drogue inventée par Sepman, un obscur chimiste. Le terme anglais "drug" se pare d'une remarquable ambiguité puisqu'il a aussi le sens de "médicament". Le Sepman 18 est un puissant anxiolytique.

Lors de circonstances étranges, Ravenstreet, en proie à l'amertume, au désenchantement, fait la connaissance de trois hommes mystérieux, Wayland, Marot et Perperek. Ceux-ci se présentent comme magiciens, à défaut d'utiliser un terme plus adéquat peut-être absent de tout vocabulaire. Ces trois vieillards d'apparence curieusement jeune, pour ne pas dire intemporelle, et au charisme très puissant, invitent Ravenstreet à se détourner du projet de Mervil qu'ils voient comme une menace envers toute l'humanité. Naufragé dans un monde jusque-là rassurant, familier, Ravenstreet va faire l'expérience d'une conception différente du flux temporel et deviner le sous-texte de la lutte effroyable, dans l'arrière-monde de l'Histoire, engagée par les magiciens contre Mervil et ses acolytes. 

Pour le dire autrement: Ravenstreet réitère l'hospitalité d'Abraham et en reçoit une bénédiction. Les trois magiciens ont peut-être vu une étoile se lever au-dessus de lui, promis à une renaissance. Le roman oscille en définitive entre deux enjeux: le sauvetage de Ravenstreet et celui de la race humaine dans son ensemble. Priestley dit quasiment que Wayland, Marot et Perperek sont des initiés (oserai-je ajouter: mandatés par le Roi du monde?) venus défaire un complot mené par les forces de la contre-initiation. Il s'agit à la fois de mettre un frein à la déshumanisation globale, déjà bien installée (par éloignement forcené du centre ontologique) mais accrue par la mise sur le marché d'une camisole chimique, et de voir s'il est possible d'éveiller un seul homme. Le monde de Ravenstreet est celui des hommes creux évoqués par T.S. Eliot, gavés de sanie médiatique, d'obsessions quantitatives et de rapports humains biaisés. Le fait, pour la Grande-Bretagne, d'avoir remporté une guerre n'y change strictement rien mais je suis tenté de dire qu'en bons représentants de la Tradition Primordiale, les magiciens privilégient la qualité à la quantité. Le plan du contre-initié Mervil (personnage dangereux et d'allure falote) échoue temporairement malgré leur intervention en quelque sorte providentielle. Ravenstreet, en revanche, accepte le don des magiciens qui est un enseignement et une pratique concrète: l'expérience du temps non comme une linéarité, ni même une série de cycles mais comme une sphéricité. Ce temps sphérique, qui n'est pas une simple remémoration, rappelle beaucoup ceux envisagés par Raymond Abellio (contemporain de Priestley) et, antérieurement, Kierkegaard (le concept de "reprise"). Ravenstreet retrouvera ainsi le chemin de son propre centre sans qu'il soit question du moindre penchant narcissique. Dans ce retour se trouve la beauté, la vérité de ce que Martinès de Pasqually appelle la réintégration de l'Être.
John Boynton Priestley

J.B. Priestley (1894-1984) fut un auteur prolifique: romancier, dramaturge, scénariste, essayiste, commentateur social et personnalité médiatique. Il fut très populaire mais son œuvre connut un déclin après sa mort. Néanmoins, ses écrits sont à nouveau étudiés (et, semble-t-il, appréciés) depuis le milieu des années quatre-vingt-dix. Quelques-uns de ses ouvrages ont été traduits en français mais The Magicians, à ce jour, reste inédit. Intellectuellement proche de C.G. Jung, critiqué pour ses opinions jugées trop à gauche mais critique lui-même du stalinisme (et de son panégyriste George Bernard Shaw), mentionné dans la liste noire établie par George Orwell (pour le compte de l'Information Research Department), cependant aussi populaire que Churchill, Priestley est certainement plus et autre chose que la somme des commentaires de tous bords émis à son propos. Il me semble en réalité appartenir à cette famille d'individus présents dans l'Histoire mais dont l'horizon intellectuel, en dépit et au-dessus de telle ou telle appartenance politique ou idéologique, tend vers des réalités métahistoriques, pour ne pas dire métaphysiques. J'aurai peut-être l'occasion d'en reparler dans d'autres notes de lecture. 

samedi 22 juillet 2017

Ford Taunus

J'ai bien calculé le coup. J'attends que ça passe au vert, vitre baissée, avant-bras gauche qui pendouille. J'ai choisi une avenue parallèle à la ligne du tram, avec intersection à l'ancienne (feux). Ça ne changera pas, à cause du (grâce au) tram. Je me suis bien positionné: ma Ford Taunus pourrie juste devant des pouffettes roses qui attendent la prochaine rame.

Cheveux qui me descendent un peu sur les oreilles, ray-ban teintées, bide en coulée par-dessus le ceinturon, double menton pas trop rasé, j'écoute à fond, elles ne peuvent pas ne pas entendre La maladie d'amour (Sardou summer 73). Elles me regardent sans rien dire, la bouche entrouverte. Dix-huit ans, tatouages, sapes collantes, gros culs, la poussette, le gniard analphabète mais déjà prêt à casser les couilles durant toute sa carrière.

Je sais. Je ne devrais pas écrire ça.

Je les regarde, ou plutôt: ma tête se tourne lentement vers elles, mes ray-ban les fixent de toute leur nuit d'aviateurs américains fantômes et d'Elvis crucifiés.

Mon bubblegum gonfle, il est rose aussi, je mâche comme une grosse pute, sans rien dire, le rétracte, l'invagine buccalement, le ressors, le reprends.

Elle surprend l'écoliè-èère, sur le banc d'uune cla-asse, par le charme innocent d'un professeuuur d'an-anglaais...

Feu vert. Le temps que les autres devant se soient réveillés, j'ai le temps de former un sourire, pendant une phase de tsimtsoum bubblegumesque. Les filles me regardent, l'air de dire "mais y a de ces cassos en liberté, aujourd'hui."

Oh, comme c'est vrai.

Demain, à la même heure, je reviendrai. Elles seront peut-être à nouveau là. J'adopterai une posture légèrement différente, je pense.


L'amour est enfant de Bohême. Car il n'y a pas non plus que Sardou, dans la vie.

vendredi 21 juillet 2017

Quelque part dans la galaxie

Mes yeux s'ouvrent. Je perçois du sombre, et la masse de ma tête, cerveau, cheveux, sang, se déporte d'une façon curieuse, sans que je remue. Je suis probablement plié dans une position bizarre. Je concentre ma pensée sur le cou, les vertèbres cervicales : je ne sens rien pour l'instant. Dans quelques secondes je vais déplacer, lentement, très lentement, ma carcasse. Une jambe ankylosée. La gauche. Mes yeux se referment. Je bâille. Doigts. Mains. Creux dans du mou, au bout des ongles. Terre, gravier. Il ne fait pas froid. Le crâne contre de la pierre un peu froide, en revanche. Je réactive les paupières. Tout se concentre vers la barre de migraine qui me traverse le front. Je me détache du minéral rugueux, redresse lentement la colonne vertébrale. Non, pas de torticolis. C'est plus au niveau du front, me dis-je, quand soudain, je change d'avis. Non, c'est au niveau du bide et de la vessie. Ça doit être dû à mes mouvements, pourtant décomposés. Chier, pisser. Impérative, urgentissime poussée de scories brûlantes. Je regarde à gauche et à droite. Je suis seul, je pense, dans un espace sombre. Des deux cotés, à une dizaine de mètres, des trouées pâles. Des rumeurs, au loin. Je baisse précipitamment le froc, le slibard, je me désape tout le bas, cul à l'air je fais quelques mètres à tâtons en suivant un mur (celui contre lequel je comatais), et je lâche tout. Jamais je ne me suis senti aussi bien, dans cette expulsion à l'écart des dispositifs prévus. J'ai l'impression que ça ne va jamais s'arrêter, cette déferlante de résidus organiques. Mon cœur s'apaise, descend en dessous des soixante battements par minute, ma migraine disparaît, ma concentration est totale. Je n'ai presque plus besoin de respirer. Je le fais quand même, et je dois dire que c'est assez réussi, comme fragrance. Je repars en arrière, finis par retrouver mes fringues.

Et ma sacoche. Je parviens à trouver les ouvertures, farfouille à l'intérieur. Ma bouteille de whisky américain. Je ne la discerne pas vraiment mais au poids, je constate qu'elle est vide. Que je l'ai vidée. Ou presque. PQ. J'ai aussi un gros rouleau de PQ dans ma sacoche, quand je pars en expédition. C'est ça que je cherche. Je m'essuie, laisse tomber le papier usagé. Un peu sur ma droite, je retrouve mes jeans et le slip encore calé dedans. Les chaussures, c'est un peu difficile, je les ai fait voler. Je marche en chaussettes, de temps en temps un pied se pose sur un gravier trop gros pour sa plante, et je grimace. J'ai lancé mes targettes vers la paroi d'en face. J'essaie de ne pas me claquer la gueule contre. Mes mains finissent par la toucher. Je repars au niveau du sol. J'espère ne pas poser les doigts sur des seringues et des préservatifs usagés. Première chaussure. Je tâte. C'est le pied droit. Je l'enfile. La gauche, je la retrouve cinq minutes plus tard. Je peux me déplacer plus vite, à présent. Pour la sacoche, c'est bon, je l'ai passée en bandoulière.

À présent, j'ai le choix entre l'une ou l'autre des pâleurs latérales. Je me dirige vers celle d'où j'entends venir une rumeur. L'à-plat vaguement luminescent s'agrandit. Je sors la tête d'une espèce de pont. Mais là-dessous, et à l'extérieur non plus, je ne discerne ni chaussée carrossable, ni voie ferrée. Comme si l'ouvrage était à l'abandon. C'est au-dessus que les trains peuvent passer. Le pont se situe dans un terrain vague, une friche à l'abandon encaissée dans une cuvette artificielle, en contrebas d'une route, ou d'un ensemble de routes. Il y a de la terre, des végétaux, de la rouille, des choses délaissées, des ampoules électriques solitaires, çà et là aux flancs d'entrepôts mystérieux, qui brillent pour que je les regarde briller, mais pas plus.

La mémoire me revient. C'est la route qui mène au Pont de l'Europe. La rumeur, ce sont les véhicules, surtout des poids lourds, qui ne cessent de circuler dans une direction, dans une autre. J'ai encore torché comme un chef. Je m'émerveille d'être allé échouer dans le dernier endroit où un être humain peut aller, après une journée d'intense et gratifiante activité intellectuelle. C'est mieux que les bars. Ici, c'est fait pour moi. Par contre, je ne me rappelle absolument pas les différentes étapes du circuit qui m'a mené jusqu'au profond de ce pont trop loin. C'est que je devais être encore bien entamé. Je sais juste que je m'y suis rendu à pied, et seul. Comme de coutume.

Il fait doux. Je lève la tête vers des étoiles magnifiques qu'aucun orange sodium de lampadaire ne pourra jamais occulter. C'est tellement profond dans la hauteur, et en même temps je touche le ciel du doigt. Je suis fou. Je bois au bout de nulle part, et je nage dans l'univers, sans me perdre. Il suffit juste que j'aille chier, au préalable. La sonnerie de mon téléphone me fait redescendre. J'ouvre à nouveau ma sacoche. Je ne sais pas l'heure.

Paulo ? Paulo ! Mais putain t'es où, qu'est-ce que tu fous ?
Allo ?
Putain on te cherche partout ! C'est Mike ! T'es où ?
Ben, euuhhh, je sais paaas, euh, du côté du Pont de l'Europe, un peu avant. Côté français, a priori.
« A priori », mouais. Tu t'es encore défoncé la tronche. T'as fait ça encore dans quel trou du cul de zone ? Tu pouvais pas nous prévenir ? On y serait allés avec toi !
La Voie Lactée me parle, Mike. Elle me dit que je ne dois pas me prosterner devant elle, mais devant Dieu seul. Cependant, elle ne m'interdit pas l'émerveillement devant sa beauté, car elle aussi est créature de Dieu.
OK Paulo, t'es chaud. Ecoute, démerde-toi pour trouver un tronçon de route, repère-toi et rappelle-moi, je viens te chercher. On t'attend pour la conf', t'as pas oublié ?
J'ai mes notes dans ma sacoche, Mike, je suis opérationnel. À tout de suite.

Sous le pont, ça ne passait pas. Je marche vers un remblai. Quatre silhouettes que je n'ai pas vues venir m'encadrent. Tout va bien. Ce sont des amis gitans. Comment sommes-nous devenus amis ? Comment ont-ils su que je serais là, et à cette heure ? Ce sont les Gitans. « On va te raccompagner jusqu'à la route », fait le plus âgé, celui qui est devant moi (les trois autres m'entourent, un à gauche, un à droite, le dernier ferme la marche). Nous rejoignons l'asphalte sans forcer. Je les remercie, dis comme d'habitude que je ne mérite pas leur gentillesse, que je suis navré du dérangement... « Ne raconte donc pas de conneries », fait l'aîné. Serrage de louches. Je marche vers un arrêt de bus. J'ai mon point de repère. En composant le numéro de Mike, je les entends qui s'éloignent, et la voix du vieux, à un des autres : « Tu vois, c'est un homme des dernières heures, mais lui, il voit dans la nuit, dans toutes les nuits. »

L'heure n'a pas d'importance. Il est des lieux qui ne ferment jamais. Il faut apprendre à les trouver, à gagner sans triche le droit d'y entrer. La conférence. Elle porte sur les origines et survivances atlantes de la culture nord-américaine. Je parlerai de la nostalgie de l'Eden, du protestantisme et d'Edgar Cayce. Sera également abordée une archéologie amérindienne assez intrigante. Je vais prononcer gratuitement cette conférence, et toute solennité déplacée en sera absente. Ce n'est pas une question de célébrité. Il y aura beaucoup, ou peu de monde. Les gens qui doivent être là seront là, cela seul compte. Quelque part dans la galaxie, nous aussi nous sommes en vie.


jeudi 20 juillet 2017

Coven, d'Edward Lee

Le terme "coven" désigne une assemblée de sorciers/sorcières. Il est apparenté au français "couvent" et trouve sa racine dans le latin "convenio" ("cum", "avec", "venio", "je viens"). La couverture (de l'édition actuelle) de ce roman d'Edward Lee, paru en 1991, ne semble pas indiquer le contraire. L'étudiant Wade St. John est un branleur sympathique. Beau gosse, issu d'une famille américaine aisée, il n'en fout pas une rame à Exham College, université privée spécialisée dans la récupération des étudiants dont les autres institutions de l'enseignement supérieur ne veulent pas. Le problème de Wade est que son père, excédé par la fainéantise de son rejeton, menace ce dernier de le flanquer à la porte et de fermer le robinet s'il n'obtient pas des résultats satisfaisants (un diplôme). Pour cela, Junior devra retourner à Exham College afin d'y suivre les cours d'été. La mort dans l'âme, il obtempère.

Mais ce n'est que le début de ses problèmes. Très vite, Wade se rend compte que quelque chose ne tourne pas rond à l'université. Des femmes vêtues de capes noires, à l'étrange sourire perpétuel, chaussées de lunettes noires (même la nuit) déambulent sur le campus, tandis que des étudiantes disparaissent, que des animaux sont mutilés de façon radicale. Un peu malgré lui, Wade se retrouve impliqué dans une intrigue démentielle. De ce seul point de vue, on peut dire que Coven est un roman de l'accession à la maturité psychologique. C'est même assez drôle, comme commentaire, parce qu'en fait de maturité, on a l'impression que le lecteur de base ne fait que prendre son pied devant la débauche de trash grand-guignolesque servie par l'auteur! Comme si on se plaisait à voir ou revoir tous ces films d'horreurs, plus ou moins nanars, des années 70 et 80 (allez, je fais un effort pour aller jusqu'aux années 90). Tout est là pour flatter la fibre adolescente (masculine) en attente du bon mélange de cul, de violence et d'humour.

Pourtant, nous sommes conviés à aller un peu plus loin. Coven est en réalité un roman de science-fiction, pas de fantastique. Autrement dit, ce qui semble surnaturel s'explique par des lois naturelles peu ou pas comprises. Pas question ici, pour moi, de faire l'apologie du "progrès" (ou du "progressisme"): il s'agit davantage de trouver un langage permettant de rendre compte de certaines expériences. Ce qui est montré dans l'intrigue du roman est une réalité nécessitant une traduction adéquate sous peine de rester obscure, sous peine de demeurer à l'état de superstition anxiogène. Mais cette traduction, pour être effectuée, exige à son tour d'accéder librement à des ordres de grandeur, à un changement de paradigme radicaux. (Il n'y a ni sorcières ni vampires.) C'est ce que parviennent à faire Wade (malgré ses défauts) et quelques autres personnages. Ceux qui échouent sont cantonnés dans le domaine de la caricature (sauf, éventuellement, à une exception près); par conséquent, nous ne sommes absolument pas horrifiés de les voir se faire dépecer. Vieux de la vieille de la Deuxième guerre mondiale, flics ruraux bouseux, bouffis de doughnuts ou de testostérone mal refroidie, étudiantes pétasses, loser sartrien, universitaires corrompus, etc, tout le monde y passe joyeusement (et lentement!) au cours de scènes très réussies.

Le changement d'échelle nous amène face à la démesure d'une entité appelée The Supremate. À ce stade, le piège dialectique dans lequel Wade va peut-être tomber est de faire de cette intelligence non-humaine le référent absolu et, par conséquent, une source inépuisable de désespoir allant plus loin que la mort elle-même. Néanmoins, ce n'est pas la conclusion à laquelle il aboutit; en cela réside la supériorité de cet étudiant pourtant plus habitué aux bières pour connaisseurs et à la drague en Corvette. Autrement dit, Wade, sans aucun recours technologique, se hisse à un niveau supérieur à celui du Supremate. Ce dernier, malgré sa puissance énorme et l'organisation démentielle de son projet, le nombre impressionnant de ses laquais, n'est au fond qu'un vulgaire voleur. Ce qui semble d'abord une lecture trash pour geeks sans copines n'est que le versant "extérieur", accessible à tous, de Coven. De tels lecteurs, s'il s'en trouve, se contenteront de lire ce roman à ras de texte et ce sera très bien. Ils auront éventuellement un peu de mal à se faire au saut intellectuel qualitatif qu'Edward Lee nous enjoint de faire dans la seconde partie du roman. Là, nous abordons sur l'autre face de Coven, nous nous retrouvons en demeure, si nous le pouvons, de nous livrer à une appréciation plus intérieure, plus discrète, des enjeux véritables du texte. Il s'agira de comprendre que la toute-puissance supposée d'une intelligence rectrice (ou se voulant telle) du cosmos dans son ensemble n'est qu'une escroquerie. Cela n'est pas sans rappeler les enseignements gnostiques: Dieu comme source unique de tout est supérieur au "Dieu" de la Création qui n'est qu'un démiurge agressif et incompétent, tout juste bon à créer ce monde de merde dans lequel nous tentons d'être heureux. Dieu-Source, d'ailleurs, peut s'appeler comme on le veut: sans le dire, c'est ce qu'Edward Lee, écrivain beaucoup plus subtil qu'on pourrait le supposer, laisse entendre dans la scène de l'hôpital où se réveille Nina, une étudiante (l'exception possible à la "malédiction" de la caricature à laquelle je fais allusion plus haut). Puisque Ses voies sont impénétrables et qu'aucun exemple de la drôlerie sauvage de Coven ne vient contredire, en définitive, cette célèbre phrase.    
Je pense que, la nuit, beaucoup de gens dorment avec un oreiller entre leurs bras.

mercredi 19 juillet 2017

Amazing Adventures #1, juin 1961

La première partie de ce commentaire se trouve ici.

Désormais sous la forme humaine de John Carter, Torr (aucun rapport avec Michèle) pose un bracelet électromagnétique au poignet de Ramsay. Si celui-ci tente quoi que ce soit, un signal sera automatiquement transmis au monde d'où vient Torr. Dans ce cas, ce n'est pas un mais dix mille envahisseurs de même calibre que la Terre devra se farcir! Traditionnellement, le nombre dix mille représente la multiplicité indéfinie, une sorte de nivellement par le nombre.

Torr s'émerveille, en quelque sorte, de la "primitivité" de la civilisation terrienne, alors que lui et son prisonnier déambulent sur les boulevards d'une grande ville américaine. L'envahisseur, dans une séquence de rêverie (assez typique des procédés narratifs chez Marvel Comics, à cette époque), détaille pour la gouverne de Ramsay la manière dont il compte s'y prendre pour asservir notre planète. Grâce à des "capsules d'hypno-illusion" relâchant un gaz dont les effets sur notre système nerveux nous feront percevoir notre environnement comme un cauchemar tantôt surréaliste, tantôt digne d'une toile de Bosch! Au bout du compte, la servitude serait préférable à la terreur... Ramsay déclare que Torr est fou, peut-être, mais à sa façon, et que les valeurs de sa planète d'origine sont peut-être différentes des nôtres. Cette note de relativisme est intéressante car elle constitue un léger bémol dans la posture clairement anticommuniste du récit. C'est un moment de l'histoire où le lecteur peut retourner dans l'interprétation au premier degré: il n'y a pas d'agent infiltré dans la société américaine mais un extra-terrestre hostile. 1961 se situe dans une période pendant laquelle l'Homme, de préférence américain, doit conquérir la Lune, comme l'a souhaité le président Kennedy, et, au-delà, résoudre l'énigme du cosmos, de sa vie possible et, concrètement, de ses soucoupes volantes qui semblent vouloir de plus en plus jouer à cache-cache.

L'objectif de Torr, après le régime de la terreur par l'illusion, est de s'emparer de la Terre entière, ville par ville (ici, il nous est demandé de suspendre notre incrédulité). Nos ressources naturelles, énergétiques, notre main-d'œuvre, tout doit être utilisé pour la planète-mère de l'envahisseur. Le pion ne rechignera pas à servir la multitude d'où il est issu. Toujours dans une phase de rêve éveillé, nous apercevons de loin (et en combinaisons) des congénères de Torr qui, curieusement, semblent moins cruels que lui lorsque, tous calculs faits, ils s'aperçoivent que des surplus de denrées alimentaires peuvent retourner chez les Terriens. Torr, cet enculé, s'y oppose! À ras d'intrigue, on peut se demander comment fonctionne sa société. C'est un guerrier. Mais ses compatriotes le sont-ils également? On ne le sait pas mais, justement, au niveau qui est le nôtre, la caste guerrière, dans la pensée traditionnelle, assume le pouvoir temporel mais au-dessus d'elle se situe l'autorité spirituelle représentée par la caste sacerdotale. C'est à se demander si Torr ne manifeste pas une rébellion contre l'ordre des choses. (Cela s'est vu, chez nous...)

À cet instant, le récit du flashback reprend. Ramsay, avisant un policier, s'empare de l'arme de celui-ci et abat Torr, parfaitement conscient qu'il vient de détruire l'enveloppe corporelle de Carter et que personne ne croira jamais à son histoire d'envahisseur extra-terrestre. Ce qui nous ramène au début de l'histoire, où Ramsay est jugé pour meurtre et accepte plus ou moins stoïquement sa condamnation (n'oublions pas qu'il porte toujours le fameux bracelet électromagnétique le forçant à se taire sur les tenants et aboutissements du problème). Mais un développement imprévu se produit: à la morgue, le corps de Carter reprend vie! Torr est-il donc indestructible? La Terre va-t-elle vraiment devenir le "satellite" (politique) de ce trou de balle?

Non! Coup de théâtre au tribunal: Carter déboule dans la salle d'audience au moment où le jury va se prononcer mais c'est bien Carter. En lui tirant dessus, Ramsay a en fait tué la "personnalité" de Torr et l'échange s'est reproduit en sens inverse. La "personnalité" de Carter a réintégré son enveloppe légitime qui a donc repris vie, tandis que Torr s'est éteint dans son corps, à l'intérieur de la grotte. C'est plutôt chouette pour Ramsay, immédiatement innocenté par Carter.

Du coup, la "volonté", ou "emprise mentale" (will) de Torr disparaît et le bracelet autour du poignet de Ramsay tombe en poussière. Probablement un effet de l'électromagnétisme dont je n'avais pas pris conscience! Donc, tout finit bien mais je me pose la question suivante: que devient le vaisseau de Torr? Il tombe en poussière, lui aussi? Pas de réponse... Je réfléchis également à certains propos tenus par Stephen Hawking: en substance, ce n'est pas forcément une bonne idée de vouloir à toute force établir un contact avec une intelligence extra-terrestre. Je sais bien que certains vont me répondre: "Ah oui, parce que pour commencer, les gens ne savent pas vivre en paix les uns avec les autres." Oui, d'accord, mais la raison est peut-être encore plus simple et brutale: on ne sait pas qui vit dans cet univers, hormis nous. Des cultures peuvent nous être totalement incompréhensibles, des rapports d'échelle physique peuvent nous être défavorables (Torr est un géant), des armes dont nous ignorons les sources d'énergie peuvent nous réduire en esclavage, ou en rien du tout, de manière très rapide. D'autres formes de vie, qui sait, ne sont peut-être pas exemptes de cupidités. Beaucoup d'hypothèses sont formulables et ça, ce n'est pas une rêverie stérile. "Quand tu regardes l'abîme, l'abîme te regarde", comme l'a dit ce bon vieux Friedrich, alors prudence, prudence, avec les sondes, leurs messages, les radiotélescopes. Je veux dire: dans l'optique officielle. Officieusement, cela fait déjà très, très longtemps que nous nous sommes fait repérer par "les autres". Par conséquent, la "machine à propagande" que Torr comptait installer partout sur Terre existe peut-être, concrètement. Personnellement, je ne m'occupe plus des médias officiels, qu'ils soient publics ou privés... En revanche, je préfère vous recommander la lecture, à mon avis intéressante au plus au point, d'un ouvrage écrit par Simon (Matgioi) et Théophane paru en 1907, Les enseignements secrets de la Gnose. Il y est entre autres question du foisonnement universel de la vie...

L'intégralité d'Amazing Adventures #1 est disponible au format numérique ici.


"Vite, princesse, tirez mon doigt.
— Laissez tomber, je la connais."

mardi 18 juillet 2017

Amazing Adventures #1, juin 1961

Un scientifique, Paul Ramsay, raconte son aventure. Jugé pour le meurtre de son collègue John Carter (aucun rapport avec Edgar Rice Burroughs), il refuse, malgré les exhortations du juge, d'ajouter quoi que ce soit à son témoignage, hormis le fait d'admettre le meurtre. Pendant l'intervention de l'avocat général, il repense au passé et à la vérité qu'il ne se sent pas le droit dire.

FLASHBACK: dans une zone montagneuse, lui et Carter scrutent les profondeurs de l'espace grâce à leur nouveau radiotélescope. Un jour, Ramsay détecte ce qu'il croit être une comète. Il s'agit en réalité d'un vaisseau spatial se dirigeant vers eux grâce aux signaux émis par leurs appareils. Carter se demande alors ce qui va se produire si l'entité à bord de l'astronef est de nature hostile. Le vaisseau se pose (de façon assez conventionnelle) à proximité de leurs installations.

À l'ouverture du sas de l'engin, un être ne présentant que des ressemblances superficielles avec nous se livre à la vue des deux hommes qui s'exclament: "C'est un monstre!" Ici, le récit peut suivre deux voies: soit l'extra-terrestre n'est pas hostile malgré son apparence. Dans ce cas, le thème de l'histoire pourrait traiter de nos préjugés face à l'inconnu. La couverture du numéro est d'ailleurs ambiguë: rien ne montre de façon irréfutable que Torr (puisqu'il s'agit de son nom) est une menace. C'est l'autre voie qui est retenue: Torr est effectivement hostile. Après avoir investi leur laboratoire, Torr communique avec les deux hommes par télépathie (bien commode, semble-t-il, pour franchir la barrière de la langue). Il ignore quel est ce monde sur lequel il vient de se poser (en fait, on ne connaît pas non plus la raison initiale de son déplacement dans l'espace) mais, constatant que son atmosphère est compatible avec son organisme est que ses autochtones lui sont "inférieurs", décide que la Terre fera un bon "satellite" de sa civilisation. Pourquoi ne dit-il pas "colonie", tout bêtement? Parce que ça sonne moins "science-fiction"?... 

Ramsay tente d'abattre Torr (au nom de toute la Terre, pas seulement de l'American Way of Life!), en pure perte. Celui-ci s'empare des deux scientifiques et les enferme dans une grotte située non loin de leur radiotélescope. Ici se termine la première partie de l'histoire. À mon sens, c'est dans la deuxième partie que se trouvent les développements les plus intéressants. Torr procède à un échange de personnalités entre lui et Carter. Plus précisément: Torr fait en sorte de se retrouver dans le corps de Carter tandis que ce dernier se retrouve dans le corps de Torr, à ceci près que, désormais, Torr/Carter continue de garder le contrôle sur son corps d'origine, réduisant ainsi à l'impuissance la personnalité de Carter.

Je reviendrai bientôt sur la suite de cette histoire moins naïve qu'on pourrait le penser. À ce stade du récit, je peux tout de même souligner qu'en pleine guerre froide, l'échange auquel il est procédé est une variation sur le thème du candidat mandchou, c'est-à-dire de l'agent dormant, conditionné. L'ennemi auquel on ne s'attend pas. The Manchurian Candidate est un roman de Richard Condon adapté au cinéma par John Frankenheimer, en 1962, et en 2004 par Jonathan Demme. La série Homeland est aussi une exploration de ce type d'intrigue. Car ce qu'il faut bien voir, c'est que dès l'instant où Torr se meut par le truchement de Carter (afin, dans un premier temps, de ne pas effrayer les Terriens et, ainsi, de mieux les étudier), le corps de Torr n'a plus vraiment d'intérêt d'un point de vue dramatique. Il s'agit avant tout d'un ressort permettant de jouer sur la paranoïa de l'époque. Le sympathique Carter est un traître! C'est-à-dire: méfiance, nos voisins travaillent peut-être pour l'ennemi. Le vrai visage de ce dernier, en définitive, n'est pas tellement celui de Torr mais celui de Carter, grimaçant, déformé par ses intentions maléfiques. La substitution à laquelle nous assistons dans la grotte peut aussi être considéré comme une métaphore du pouvoir de l'enfumage propagandiste. Cela ressemble d'ailleurs plus à une opération de magie qu'à une opération scientifique. 

Il reste, à mon sens, encore des choses à dire autour de cette histoire déployée sur treize planches. Encore une fois, j'ai l'intention d'y revenir mais d'ores et déjà, un point non négligeable: l'intégralité d'Amazing Adventures #1 est disponible, au format numérique, ici.

TO BE CONTINUED HERE

lundi 17 juillet 2017

Grosse salope

GROSSE SALOPE : c’était écrit en lettres énormes sur le tableau. En ces années (quatre-vingt), les tableaux blancs n’étaient pas encore utilisés. Quant à parler de « tableaux interactifs », cela n’eût même pas été possible car l’expression n’existait pas. Donc nous avions les fameuses planches noires qui, bien souvent, étaient d’un vert plus ou moins profond, glauque, comme on dit. Les salles de cours n’étaient pas fermées à clef, en tout cas pas en journée. Aucun matériel sensible n’y était entreposé, sauf pour la physique-chimie et les « sciences naturelles ». Les langues étrangères aussi, éventuellement. Mais qui serait allé voler les magnétophones à deux balles ou, dans d’autres pièces, les gigantesques cartes géographiques, administratives, géologiques qui recueillaient tristement la poussière, enroulées sur elles-mêmes, empilées dans des angles perdus de ce pédagodrome confessionnel où j’étais scolarisé? Qui serait allé dérober une équerre géante? un compas surdimensionné ? Certains doivent se dire : « Toi, Paul Sunderland, tu l’aurais fait.» Hé hé. Je l’ai peut-être fait. Sauf que je ne l’ai pas fait. J’avais d’autres préoccupations en tête.

Les équerres, les compas, les rapporteurs et les grosses salopes. Cela s’était passé en salle de mathématiques, justement. Qui avait écrit cela ? Je ne l’appris jamais. En entrant dans la pièce, nous vîmes et comprîmes tous que l’insulte était destinée à la prof. Intérieurement, je me marrai. Je n’avais rien contre elle, je la trouvais même assez sympathique ; pas très âgée, elle avait un côté grande gueule et, effectivement, l’air d’une bonne grosse jouisseuse. Je l’imaginais bien dans des baises frénétiques, en privé. Seulement, ce jour-là, elle ne dit rien. Elle garda quelques instants une moue de déplaisir, sans pouvoir protester. Aucune allusion à sa personne n’accompagnait les mots GROSSE SALOPE. Mais c’était puissant comme un message publicitaire (pas du tout subliminal celui-là), cependant une seule personne était visée, et la destinataire avait très bien capté. Je me posai bien sûr la question : était-ce un élève frustré à la suite d’une mauvaise note, d’une mauvaise remarque sur une copie, d’une sanction peut-être ? Ça ne pouvait venir que d’un élève mais, réflexion faite, je n’en avais pas la preuve.

Voilà, c’était un établissement catholique. Tout le mode s’aimait bien, hein. Ha. Cela me faisait rire, moi le réfugié des camps d’endoctrinement socialocommuniste. Seulement, c’est partout pareil, je commençais alors à m’en rendre compte. Redoutablement perspicace et précoce dans sa façon de dénuder les êtres et les institutions, le jeune Paul. Donc très vite marginalisé, mais on connaît l’adage : c’est la marge qui fait tenir le cahier.

GROSSE SALOPE. Ça sentait la signature femelle à plein nez, ce truc. Je n’avais pas de preuves (comme si je devais être un limier), en revanche j’étais déjà doté d’une intuition dérangeante. C’était donc un collège/lycée de femelles, je veux dire : d’esprit femelle. De la catéchèse, des célébrations à la chapelle et des bons sentiments à ras la gueule mais l’illusion ne dura pas longtemps, en ce qui me concernait. C’était d’abord de l’humain, tout ça. Je n’ai bien entendu rien contre les crucifix (d’une grande et immédiate utilité dans certaines circonstances très précises), je suis même mort et ressuscité dans le Christ, comme beaucoup de mes condisciples de l’époque (et de toutes les époques). Mais les crucifix n’ont jamais empêché de se vautrer dans les petits et gros tas d’immondices. Après tout, c’est peut-être un aspect de cette liberté que Dieu nous donne à chaque instant, puisqu’Il nous aime.
La liberté dans un bahut de gonzesses, j’ai vu très vite où ça menait. Endokrine était blonde et portait les cheveux assez courts. Elle était assez grande, bien gaulée et avait de gros seins. Hébergée à l’internat de filles comme un certain nombre de ses camarades (le vendredi soir, les trois quarts d’entre elles retournaient à Paris, qui n’est pas très loin), elle avait fini par tourner gouine. Quasiment à chaque pause du milieu d’après- midi, elle me demandait gentiment de lui prêter mon tube d’UHU, puis elle prenait par la main sa copine Emmanuelle en lui disant tu viens, on va aux chiottes. Emmanuelle ne se faisait jamais prier. Certaines profs, d’un air résigné, les regardaient partir. D’autres ne faisaient pas attention. Emmanuelle était plus menue que Endokrine, ses cheveux châtains étaient toujours en queue de cheval. Elle aussi était très jolie. Quand elles revenaient, Endokrine me rendait mon tube avec un petit sourire et un remerciement. Elles étaient correctes avec moi : le tube était toujours clean, sec, et ne sentait jamais. Un jour qu’on nous demandait ce que nous comptions faire plus tard, je répondis d’un air très sérieux, quand vint mon tour, que je voulais être proxénète. Je me fis bien entendu conspuer. Les gens ne comprennent pas l’humour mais il est vrai qu’avec moi, nombreux sont ceux qui me confient encore aujourd’hui qu’ils ne savent jamais vraiment si je plaisante ou si je pense ce que je dis. Ce jour-là pourtant, un copain, le punk de la promotion (un garçon très intelligent mais tout aussi mal vu que moi), comprit parfaitement et éclata de rire en criant bravo Paulo ! J’aimais bien choquer les faux-culs. Je savais m’y prendre car, piteux mathématicien (cela ne m’empêchait pas d’apprécier la plupart de mes profs de maths), je compensais très largement dans la connaissance des lettres et la frappe chirurgicale linguistique.

Un matin, arrivé plusieurs minutes avant la sonnerie du début des cours (j’étais très rarement retardataire), je trouvai Endokrine assise seule dans un coin, en train de chialer. Immédiatement, je me dis qu'on avait encore droit à un psychodrame. Elle était vraiment en larmes et elle resta ainsi toute la matinée, sans faire de bruit, sans se faire remarquer aucunement. Du coup, je révisai mon impression et pensai qu’elle venait peut-être d’apprendre un deuil dans sa famille. Je n’eus pas envie de lui parler. Que lui aurais-je dit ? Elle m’aurait probablement envoyé chier. Et puis je sus le fin de mot de l’histoire. Des conversations entendues à la pause me le permirent. Endokrine avait fait venir un mec dans sa chambre la nuit dernière à l’internat, et les deux avaient été surpris, apparemment au beau milieu de leurs ébats, par la maîtresse d’internat, la mal aimable, mal ménopausée madame C. Le type était un bidasse de la caserne d’à côté. Salut les bidasses !

Des précisions s’imposent. L’établissement était (est toujours) un vaste domaine à la sortie de la ville, partiellement construit, partiellement boisé, coincé entre deux avenues. On y enseigne de la maternelle à la Terminale, dans les filières générales ainsi que professionnelles et technologiques. Avec le bois, plus un stade et un internat installé dans un bâtiment spécifique, cela couvre pas mal de terrain. L’entrée des élèves ne se faisait que d’un côté (cela n’a pas changé). De l’autre, la chaussée n’était pas franchement praticable pour les piétons car elle était assez large et les véhicules y passaient rapidement, y compris les poids lourds qui ne voulaient pas se diriger vers le centre-ville et préféraient contourner l’agglomération. Une base militaire se trouvait en face, à la lisière d’une grande forêt domaniale, installation du Génie de l’Air étirée sur plusieurs centaines de mètres du côté de la route, avec son contingent d’appelés en rut. Aujourd’hui, cette base n’existe plus ; elle a cédé la place à des projets immobiliers dits de standing. Mais à l’époque, c’était connu, on voyait souvent des bidasses longer la bordure de leur enceinte, derrière un solide grillage, dans l’espoir de surprendre des nanas du collège et du lycée, toujours les mêmes, qui venaient les chauffer. Côté lycée, le grillage était ancien, rouillé, il terminait la zone arborée. Il existait aussi une grille d’entrée, en principe à l’usage exclusif des véhicules à moteur. La grille n’était pas non plus de première jeunesse et une personne dotée d’un minimum de muscles et de souplesse pouvait la franchir avec la plus grande aisance.

Evidemment, la plupart des jeunots de la base étaient très fiers de leurs performances sur le parcours du combattant.

L’un d’entre eux, n’en pouvant plus de sentir sa bite en feu devant cette pétasse d'Endokrine, franchit le Rubicon et parvint à ne pas se faire aplatir par un routier. Devant cette garce, il a dû jeter aux orties son obligation de retour à la base. Ou alors il se dit qu’il tirerait son coup tranquillement et qu’il serait rentré avant l’heure limite. A moins d’être très très con, il n’a pas pu ne pas penser aux risques qu’il courait avec la hiérarchie militaire jamais commode devant ce genre d’incartade. Mais con, il l’était peut-être, je ne sais pas. Je suis sûr qu’il a voulu se la jouer Rambo. Le genre t’inquiète pas, je suis super entraîné, je peux pas me faire choper. Il a quand même fallu qu’ils pénètrent dans l’internat, les deux. Ah, « pénétrer ». Je n’ai pas fait exprès. La bâtisse était grande et vénérable, jadis elle avait appartenu à un représentant de la noblesse locale (comme tout le domaine, en fait). Le sous- sol, que je visitai à plusieurs reprises, était un bric-à-brac indescriptible de matériel scolaire au rebut. Le rez-de-chaussée et le premier étage étaient occupés par les salles de cours et de travaux pratiques des filières professionnelles. Puis tout le reste, au-dessus, n’était que chambres d’internes. Si feu monsieur le baron de S. avait su de son vivant qu’une nuit, sa demeure servirait de baisodrome... Endokrine, en définitive, était plus bisexuelle que lesbienne. Mais je suis convaincu qu’elle bénéficia de complicités. Hormis l’approche par le bois, relativement facile malgré l’obscurité, il fallait bien se faire ouvrir des portes, gravir des escaliers, franchir probablement des points de passage dangereux à cause de la rêche C. qui, d’ailleurs, pouvait également se livrer à des patrouilles. Ces détails, en fait, je ne les connais pas. Et puis, je ne suis jamais monté dans cet internat, même de jour. Je n’avais rien à y faire, il n’y avait là aucune excuse possible à ma curiosité pourtant inlassable. J’en reste donc aux conjectures. Mais je suis certain que cela avait été préparé d’avance, avec l’aide d’autres internes. En fait, j’imaginais là-dedans pas mal d’orgasmes solitaires ou non, muets à en crever d’asphyxie de peur de se faire entendre de la vieille.

Manifestement, cette nuit-là, il y eut des vocalises. C’est que ça devait pas mal changer du tube d’UHU. Conjectures à nouveau, mais je tiens pour avéré que la mère C. débarqua soudain comme une folle dans la chambre, que le bidasse en chaleur eut à peine le temps de se renculotter, et qu’il sauta par la fenêtre. J’aimerais savoir en revanche si, du deuxième étage où se trouvait la chambre, il se prit pour l’homme qui valait trois milliards. Toujours est-il que le mec se cassa une jambe à l’atterrissage. C’était réglé. Les gendarmes, gueules d’enterrement de première classe mais secrètement hilares, accompagnèrent jusqu’à l’hôpital civil l’ambulance (tout aussi bidonnée intérieurement). Je n’ai jamais su ce qu’il s’était morflé pénalement parlant, mais je pense qu’il eut droit au traitement complet, surtout de la part du colonel de la base et de son commandant de compagnie (le juteux devait suivre, logiquement).

Endokrine se prit dans la tronche un beau petit conseil de discipline mais ne fut pas exclue de l’établissement. Même sous contrat avec l’Etat, un lycée privé a besoin du fric des parents pour sauver ses fesses. Alors on ne vire pas, même pour une histoire de baise. Il valait mieux faire porter le chapeau à la maîtresse d’internat, qui fut privée de télévision pendant deux semaines ouvrables.


Ayant découvert qu’elle n’était pas lesbienne à strictement parler, je commençai à bander pour Endokrine. J’y passai des heures de branlette, m’imaginant dans des plans à trois avec sa copine Emmanuelle, réfléchissant à des tactiques d’approche pour concrétiser tout cela. Las, échaudée par sa mésaventure, cette GROSSE SALOPE d'Endokrine repartit de plus belle dans sa pratique du tube de colle et, jusqu’à la fin de cette année scolaire, je dus me contenter de regarder mélancoliquement, chaque soir dans ma propre chambre, le cylindre jaune des moiteurs inaccessibles.
Rock 'n' roll will never die.

dimanche 16 juillet 2017

The Black Alchemist, d'Andrew Collins

Ce livre se veut le compte-rendu non fictionnel d'une enquête menée entre 1985 et 1988. À l'époque journaliste du Leigh Times (Leigh-on-Sea se situe dans l'Essex), Andrew Collins, féru de folklore et de paranormal, se lance en compagnie d'un ami clairvoyant et clairaudiant sur la piste d'un objet magique, le Gourdin de Nizar, censé avoir été rapporté en Angleterre pendant les Croisades. Au courte de cette recherche menée en 1985, Collins et son ami Bernard détectent la présence d'un individu mystérieux, bien vite surnommé l'Alchimiste Noir en raison des rituels ténébreux qu'il mène çà et là dans la campagne anglaise. Çà et là mais jamais au hasard et dans un but précis qui ne sera découvert qu'en 1988. Le Gourdin de Nizar est un peu délaissé car les menées de l'Alchimiste semblent vouloir culminer en un événement déterminant et redoutable, rien moins que la "naissance" de l'Antéchrist, ou d'un antéchrist.

Je souhaite faire quelques remarques, un peu pêle-mêle sans doute, mais qui, au demeurant, n'engagent que moi.

Si je me mets à la place d'un lecteur non averti, ce livre semble être une arnaque absolue, un bel exercice de mythomanie. Ce stade est dépassable et l'ouvrage peut se lire "comme un roman", à ceci près que ce serait un roman bordélique puisqu'à la fin, on ne sait toujours pas, concrètement, qui est l'Alchimiste Noir. On ne trouve pas davantage d'interactions avec la population locale, qui reste dans l'ignorance complète de ce qui se passe ou est censé se passer. Seuls Andrew Collins, Bernard et quelques amis et contacts possédant des perceptions extrasensorielles suivent l'évolution de la situation. En outre, l'auteur déclare que l'affaire n'est pas terminée malgré l'échec de la "naissance". On est alors en droit de suspecter l'établissement d'un fond de commerce lucratif, d'autant plus qu'une suite a été donnée à ce livre en 1993 (suite qu'à ce jour, je n'ai pas lue) et qu'en 2015, à l'occasion d'une nouvelle édition revue et augmentée (celle que j'utilise pour la présente note de lecture), Collins n'a pas changé d'avis. Il peut même sembler scandaleux d'avoir semblé récupérer l'événement de la tempête des 15 et 16 octobre 1987 (au cours de laquelle vingt personnes périrent en Angleterre) pour en faire une manifestation paranormale en rapport direct avec l'Alchimiste Noir.

Néanmoins, l'accès à l'information permet aujourd'hui (et ce quelles que soient les méthodes utilisées) de constater que, très réellement, des énergies très obscures sont manipulées par des individus dangereux et agissant dans l'ombre. Non: The Black Alchemist n'est pas un roman. Qui veut consacrer un peu de son temps à une étude sérieuse et indépendante verra sans difficulté que le livre d'Andrew Collins ne présente aucune incohérence quant aux dates, lieux, références culturelles. Une piste de recherches possible est le culte voué à Hécate, la magie gréco-égyptienne (pratiquée, entre autres, par Zosime de Panopolis, alchimiste et gnostique du IIIè siècle ap. J.-C.). On peut aussi se pencher sur ce que signifie, dans le courant de pensée pérennialiste, la contre-initiation. Enfin, il n'est pas inintéressant de s'attarder sur la question de la géographie sacrée. En effet, si l'Antéchrist est censé voir le jour dans la région de l'ancienne Babylone (sud de l'Irak actuel), on découvrira que ce que représente cette ancienne cité se retrouve, comme des "centres secondaires" par rapport à elle, dans des zones géographiques fort éloignées du Moyen-Orient et a priori sans le moindre rapport avec le sujet qui nous occupe. Il n'en est pourtant rien et ce n'est pas moi qui le décrète. Personne, d'ailleurs, ne le décide mais il se trouve que Collins, dans sa tentative d'entraver les desseins de l'Alchimiste Noir, a mis à jour des alignements non aléatoires et vérifiables entre différentes localisations de première importance, entre autres le tracé d'une ligne droite entre le Géant de Wilmington et une sorte de tertre naturel appelé Paradise Hill (où se joue une lutte occulte et décisive), à une distance très courte d'un autre endroit nommé... Babylon. Des "résonances" de différents ordres sont perceptibles si on sait orienter son regard. Cela pouvait sembler impossible dans les années 80, à la première parution de ce livre, mais depuis (et Collins le souligne lui-même), nous commençons à nous familiariser avec le concept d'intrication quantique.

Lors de sa première sortie, The Black Alchemist a suscité des réaction violentes dans certains milieux chrétiens fondamentalistes du sud de l'Angleterre. En gros, on voulait bien croire au Diable mais il n'était pas question de le combattre en dehors, je ne vais pas dire de l'Eglise, mais de certaines églises protestantes qui se sentaient concernées. On connaît ça depuis Simon le magicien et Hélène. Par la suite, Andrew Collins s'est penché sur la question des civilisations antiques comme l'Atlantide, le Sphinx, les pyramides et les mystérieuses ruines de Göbekli Tepe. Il me reste encore beaucoup à lire de ce chercheur indépendant mais, en ce qui me concerne, il est clair qu'il n'y a plus d'excuse: The Black Alchemist n'est absolument pas à négliger.        


samedi 15 juillet 2017

Morve Your Body

Sur la photo, un gamin de sept ou huit ans, il sourit, son visage est mince, pas encore ratissé par l’âge et les intempéries. Il est affublé d’une horrible coupe en bol bien typique des années soixante-dix. Typique également de cette époque, par-dessus un pull rouge, une chemise en col « pelle à tarte ». Si l’on néglige ces détails, c’est tout de même un enfant charmant.

Et puis cette morve qui lui dégouline du pif est un plus indéniable. Une question se pose : a-t-il conscience de la magnifique chandelle qui lui pend du nez ? Parce qu’elle est particulièrement réussie. Un chouette filament blanchâtre, vaguement translucide. Et lui, il sourit comme un con. Soit il s’en est aperçu et par malignité infantile (cette force redoutable), il choisit dès cet instant, dès ce très jeune âge, de choquer son environnement. Ou alors il est vraiment con, insensible, distrait, et il ne s’est rendu compte de rien. Ce n’est pas une photo de classe. Il n’y a pas de morve sur les photos de classe. Le mec qui se déplace pour ça, c’est du style « Tu sais pas où la mettre, ta parka ? Tu l’accroches à mon nez ! » Il n’ajoute pas « crétin » mais le cœur y est, tellement il adore photographier des… morveux, des mal torchés dans les groupes scolaires. Lui qui, dans sa jeunesse, rêvait Studio Harcourt et tout ça. Bref. Le môme, là, a été pris dehors, dans une cour, avec un jardin derrière lui et plus loin, un fond de barres HLM. Pas de vue plongeante, le photographe était à genoux pour se mettre à sa hauteur, ou alors c’était quelqu’un de son âge.

La deuxième hypothèse est la bonne. Celui qui a pris ce cliché, c’était un gamin qui faisait semblant de m’aimer, ou qui aimait me détester, à cause de mes bons résultats scolaires. Je me souviens très bien de lui (mais je ne sais pas ce qu’il est devenu). Ma coulée de morve de ce jour-là, en revanche, ne m’évoque strictement rien. Ai-je éternué ? Quelqu’un de charitable est-il venu me moucher ? Le truc est-il tombé tout seul ? N’ai-je ressenti aucun poids, aucune force gravitationnelle localisée entre mon nez et le sol ? Aucun chatouillis ? Mystère. En tout cas, mystère aujourd’hui, alors que je te raconte tout ça.

Ce n’est qu’à l’adolescence que je suis devenu le Silver Morveur (le Morveur d'argent).


La prof de maths m’a envoyé au tableau. Je suis un gros blaireau en maths, je l’ai toujours été, mais elle ne le sait pas encore. Je suis au début de mon année de Seconde générale, « tronc commun ». Dans la partie collège de l’établissement où je suis scolarisé (c’est un établissement privé sous contrat qui regroupe tous les cycles d’études), on sait que je suis perdu pour la pensée scientifique. Mes camarades de classe le savent et maintenant qu’ils arrivent à l’âge où on commence à se la péter, ils en profitent pour me distiller gratuitement leur jovial mépris. Si tu n’es pas un matheux, si tu n’es pas un scientifique dans l’âme, si après ta Seconde Tronc Commun tu ne te fais pas inscrire en Première C, tu es un bohémien. Même le bac D (on dit encore comme ça, en cette première moitié des années quatre-vingt), c’est limite acceptable. La lèpre sociale s’attrape très jeune. Qu’ils ne se plaignent pas, je pourrais en plus de ça être du genre à lâcher des louises. Mais non. Je suis juste un connard de littéraire-linguiste. Et puis alors j’ai ce problème d’allergies pour un oui pour un non. Je peux avoir de longues et fatigantes crises d’éternuements.

La prof de maths, une petite jeune pète-sec, ne sait rien de tout cela. Elle ne sait pas qu’elle va galérer autant que moi, peut-être encore plus que moi, pour que j’arrive au bout de cette fonction à résoudre. Elle m’a désigné au pif (si je puis dire), histoire de se faire une idée des compétences des uns et des autres, dans ce groupe qu’elle découvre (elle n’enseigne qu’en second cycle). Ceux du collège, qui en majorité m’ont suivi dans l’établissement, pouffent discrètement lorsque ses yeux se posent sur moi et qu’elle me dit : « Vous. »

Elle ne sait pas non plus qu’elle me fait bougrement bander. Sauf que, debout au tableau, je ne bande pas. Question de correction. Mais ce n’est pas évident, de près je vois qu’elle porte un soutien-gorge noir, la garce (j’adore les soutiens-gorge noirs). Bien sûr, je suis absolument incapable de résoudre sa connerie de fonction, je ne sais même pas par où commencer (si, quelque chose comme « le domaine de définition » mais je ne sais pas ce que ça veut dire, je balance ça comme une formule magique pétrie de superstition et d’ignorance), je ne comprends pas à quoi ça pourrait me servir dans l’existence. J’ai certainement tort, à l’époque, de tenir ce raisonnement. Enfin bon. Tous les autres me regardent, et je sens bien l’impatience de certains et je peux presque entendre les commentaires dans certains cerveaux : « Mais quel con. »

Et puis soudain je sens que je vais éternuer. Je ne sais pas si c’est à cause de la craie, mais la vague qui s’approche est invincible. C’est comme si tout autour de toi était suspendu, hormis la vitesse privée de ta propre déconfiture, dans l’immédiat de ta perception. Je n’ai même pas le temps de m’emparer du tire-jus qui ne me quitte jamais, j’arrive à peine à pivoter la tête pour que la prof ne morfle pas, et le truc part, c’est une putain de déflagration, le tableau ramasse en partie, en plein milieu de la fonction, un mouchetis d’étoiles sombres sur le vert glauque de la surface mal essuyée. Le plus beau, ça reste quand même l’espèce de proboscis gluante qui se balance mollement au bout de mon nez. Cri de scandale dans la pièce, les filles poussent des plaintes d’écoeurement, une ou deux manquent gerber. La prof, révulsée, me crie « co-chon ! co-chon ! » en détachant bien les syllabes. On peut laisser tomber le problème à résoudre, c’est quelqu’un d’autre qui va tenter de s’en charger. Je retourne m’asseoir en tentant de faire disparaître ma trompe en jus de tarin, je sais que je suis grillé pour le restant de l’année scolaire et peut-être davantage, mais au lieu de rougir de honte, de m’enfuir les larmes aux yeux, je décide que je vais assumer tout ça. Je décide, à tort ou à raison, que je suis entouré de glandus Chevignon-Hermès et qu’à partir de ce jour je prendrai un malin plaisir à me raser un jour sur trois, à laisser mes cheveux tomber sur les oreilles et à porter, aussi souvent que la clémence du temps le permettra, des baskets à fermeture scratch. On me rangera dans la catégorie sale individualiste, espèce de monstre, ridicule binoclard de service, intello et space, je m’en branle. Désormais je peux éternuer autant que je veux, me dis-je.


Eh bien non, pas tout à fait.

Quelques années ont passé. Stéphanie est dans une fac littéraire mais elle m’a dit un jour qu’elle n’aimait pas lire. J’ai failli lui demander ce qu’elle foutait là-bas mais je me suis abstenu. Stéphanie n’est pas très belle, sans être une mocheté. Elle n’a aucun look. Elle est fade. Elle n’a pas beaucoup de seins. Taille moyenne, mince, avec des hanches un peu larges, grande bouche, lunettes, cheveux châtains portés assez courts. Comme on dit, elle ne se met pas en valeur. Dès qu’elle m’aperçoit dans un couloir, un amphithéâtre, une salle de td, elle s’approche, vient s’asseoir à côté de moi ou pas loin. Stéphanie, qui semble timide, ne se révèle pas une championne de la conversation. Ca tombe bien, moi non plus car je ne vois pas trop ce que j’aurais à lui dire. Je ne vois pas trop ce que j’aurais à dire tout court, d’ailleurs. Elle n’aime pas lire, je n’aime pas parler. Quel couple. Enfin, couple si on veut ; le « on » en question est un autre couple, consciemment et sciemment formé celui-là, deux amis de Stéphanie. Je les connais aussi, ils ne s’écartent pas trop de moi. Ils vont même jusqu’à discuter avec moi. Il se peut que j’y sois pour quelque chose car en quittant le lycée, j’ai également laissé derrière moi (la plupart du temps) les scratch, les cheveux mi-longs mi-gras et le menton pas rasé. Je suis malgré tout connu pour mon nez sensible, la violence de mes éternuements et une sorte de bizarrerie générale difficile à définir, bizarrerie que j’entretiens ponctuellement par des trouvailles, des opinions légèrement décalées. Je finis par avoir la conviction que Stéphanie n’a pas de mec et que ses deux copains essaient de la placer. Ils tentent le coup avec moi. Un lot de consolation féminin et un lot de consolation masculin ensemble, ça va peut-être marcher. J’avoue, là je leur fais un procès d’intention rétrospectif. Ils ne se sont peut-être jamais tenu ces propos. Mais, à cette époque aussi, j’ai la tête ailleurs. Je biberonne du Lovecraft. Poe est sur ma table de chevet, Barbey d’Aurevilly me fascine avec ses gonzesses tragiques. Bref, je manipule tout l’attirail du jeune homme en pleine initiation littéraire (quoique d’un genre bien particulier, comme le montrent ces exemples pris dans mes favoris).

Un soir, on va dans un café, les quatre. Gentille programmation rock, beaucoup de Zappa le Wazoo, Oncle Djihad, tout ça, bien. Je m’emmerde un peu mais fais bonne figure. Stéphanie est assise en face de moi et je suis persuadé d’une chose : elle veut que je lui fasse du pied. Je ne lui fais pas du pied. Elle envie de moi. Je n’ai pas envie d’elle. A la fermeture, on se dit salut à demain (ou à je sais plus quand), je suis sobre, je n’ai bu qu’une ou deux bières, je vais rentrer à pied. On se serre la main, on se fait la bise. Stéphanie s’approche de moi, ses lèvres effleurent les miennes, elle ne dit rien. Et soudain. Soudain. Ca me monte au nez et j’explose. Cette fois, pas le temps de détourner assez vite la tête. Flouac ! Giclée faciale pour Stéphanie, je m’excuse maladroitement, déchiré entre la honte et un fou rire que je tente de circonscrire à mon estomac. On rit tous quand même un peu, ha ha, non c’est pas grave, t’inquiète pas, dit-elle en s’essuyant.

Les jours et les semaines suivants, Stéphanie ne me dira plus bonjour que de loin, ou en coup de vent, toujours pressée de se rendre ailleurs dès que je serai dans ses parages. Elle doit aller voir quelqu’un, elle a un truc à faire, etc.

De toute manière j’ai terminé la fac et je quitte la région.


Parfois, quand je dors sur le côté, ça s’accumule dans une narine et la pression est suffisamment forte pour me réveiller. Ou pas, ça dépend. Quand ça ne me réveille pas, ça finit par me couler sur le menton, ça sèche et le matin je découvre un filament croûteux, comme si un escargot de l’horreur avait rampé sur un peu de ma gueule. Sinon, quand ça me réveille, c’est pénible, l’autre narine est complètement dégagée, elle. Tout est concentré sur un côté. Alors je me retourne, je laisse la masse se répartir dans toutes les cavités. Je peux aussi racler, et soit je me lève pour cracher, soit j’ai la flemme de sortir du lit et j’avale le truc. Je peux aussi me moucher. L’important, c’est que ça ne coule plus, que je n’aie plus mal dans le nez.


Encore plus tard. Jessica me fait une confidence : elle m’avoue que si elle est « nulle », c’est à cause de sa « maladie psychique ». A me dire cela, elle me donne envie de lui mettre une tarte pour lui faire reprendre contact avec le réel. Je ne sais pas si elle a une « maladie psychique », comme elle le prétend, il se peut qu’elle soit réellement un peu siphonnée. Je pourrais le savoir avec certitude en la sondant un peu mais je ne suis pas censé le faire car je ne suis pas thérapeute, je suis juste un de ses profs et ne pratique pas la pêche aux révélations de ce genre. Pas avec une élève.

Je vois bien pourtant qu’elle n’est pas tranquille. Elle doit passer avec moi un examen de contrôle continu (50% de son diplôme sont constitués de « contrôles continus en cours de formation », le reste, ce sont des épreuves terminales). Il s’agit d’un oral individuel d’expression en langue étrangère. Elle n’a jamais travaillé ces matières, sur ce point c’est réellement une cave, comme la plupart des gens à qui j’enseigne. Dans le cadre de cette épreuve on attend d’elle qu’elle décrive et commente une image de mon choix. Des connards d’inspecteurs pédagogiques appellent cela « un document déclencheur de parole ». La bonne blague. Le jour de son oral approche, elle flippe et en plus, elle se retrouve dernière sur ma liste de passage. Elle aura le visage blanc comme un linge, la peau de son cou portera des plaques rouges, ses mains trembleront, elle bredouillera, sera incapable d’articuler le moindre mot alors qu’elle sera assise juste devant moi. Je le sais.

Jessica, Jessicaca-dans-ma-culotte, tu sais que je te baiserais bien ? Mais je ne te baiserai pas, je ne suis pas ici pour ça. Je vais plutôt te mettre dans de meilleures conditions d’examen. Je lui file une image, quelque chose d’absolument inintéressant mais susceptible de plaire aux experts de la commission de contrôle a posteriori des certificatifs. Je la laisse réfléchir pendant un quart d’heure, tel que cela est prévu. Elle a le nez sur son document, elle n’écrit quasiment rien sur sa feuille de brouillon (dûment fournie par l’administration), comme je m’y attendais. Elle va me sortir deux mots, trois, et puis c’est tout. Elle va me regarder et se mettre à chialer. Je ne lui ferai aucun reproche mais ça me retombera quand même sur la gueule, on (ma hiérarchie) me dira que je « démotive les candidats ». Sauf qu’on va faire autrement, cette fois-ci. Je commence à l’interroger doucement, avec des questions simples, purement descriptives. Tout en parlant et en l’écoutant, j’ai les mains jointes devant le visage, faisant mine d’être très concentré sur sa performance. En réalité, une de mes mains cache l’autre qui introduit subrepticement dans une narine un morceau de patafix jaunâtre. Une fois la pâte bien collée sur la paroi intérieure, je l’étire discrètement jusqu’au niveau de ma bouche. Jessica ne remarque rien car, comme beaucoup d’élèves, elle lit ses notes et ne me regarde pas de façon continue. Mon blob est bien en place, il adhère parfaitement.

Soudain, je pose une autre question avec un air très sérieux et ce faisant je dégage les deux mains de mon visage. Je poursuis ma question, qui est une vraie question concernant le document déclencheur de parole (tout en ayant manœuvré je suis également parvenu à garder une oreille attentive, car il s’agit d’évaluer les gens selon les critères stricts, définis par le ministère). Jessica redresse la tête, me regarde et en fait de parole, je déclenche chez elle un cri de surprise mêlé d’une bonne grosse rigolade. Je fais comme si je n’avais rien remarqué, avec ma fausse morve qui me pend du nez. La voici enfin un peu plus détendue. Au final, sa note ne cassera pas la baraque, du moins aura-t-elle sauvé les meubles en parlant de façon un peu plus libre et spontanée, ce qui lui vaudra juste la moyenne. Sans mon stratagème, elle était partie pour du cinq – six sur vingt à tout casser.



C’est loin, tout ça. On a quand même fini par me dire que j’étais un pédagogue indigne, que j’avais trop longtemps fait preuve d’ « insuffisance professionnelle ». Alors aujourd’hui, depuis un bout de temps déjà, c’est sous les ponts de la ville que je me mouche. Au printemps, avec certains pollens, ce n’est pas franchement agréable. A la limite, je supporte mieux le froid hivernal, à condition que ce soit sec. J’ai toujours autant de merde dans la fameuse « sphère ORL ». Ça ne gêne pas mes compagnons de misère, et toi non plus.