samedi 30 juin 2018

The House on Mansfield Street, de Richard Mansfield

 Nick Greene (Matthew Hunt), vidéaste, réalisateur de documentaires, quitte Londres pour emménager à Nottingham. Il filme son départ et son installation. Bien vite, dans la maison qu'il loue et dont il est le seul occupant, une activité paranormale se manifeste. The House on Mansfield Street fait partie de ce qu'on appelle, dans le cinéma expérimental, le found footage, c'est-à-dire les « films retrouvés ». Esthétiquement, il s'agit de coller au plus près au réel, sans fioritures narratives. Il est bien évident que malgré l'annonce de l'affiche (the footage is real), l'ensemble est une fiction écrite et tournée par Richard Mansfield dont la démarche cinématographique consiste à inventer une histoire, prendre une caméra, filmer. Cela peut sembler idiot dans la mesure où n'importe quel réalisateur fait en principe la même chose mais ici, l'économie de moyens permet un retour aux bases.

Dans l'intrigue en question, des bruits de pas à l'étage se font entendre, des grattements se déplacent dans les cloisons, des objets semblent avoir bougé tout seuls. Greene, bien équipé en matériel technologique, décide de mettre la maison sous surveillance vidéo, y compris avec un détecteur de mouvement. Bien entendu, il tente d'abord de trouver des explications rationnelles. Néanmoins, une didascalie nous prévient dès le début du film : Greene ne terminera jamais son documentaire.

En outre, immédiatement après avoir emménagé, il reçoit la visite de sa nouvelle voisine, une certaine Emma King (Kathryn Redwood). La jeune femme qui, à ses dires, travaille dans le même immeuble que Greene, offre à celui-ci un « porte-bonheur » à accrocher à la porte d'entrée : un petit sac cousu à la main, rempli d'on ne sait quoi et orné d'un symbole. Cette visite et ce présent m'ont immédiatement mis la puce à l'oreille nonobstant l'apparente innocence d'Emma. Si donc, je sais aussi d'avance que Greene ne finira pas son projet, cela signifie que l'intérêt du film se situe ailleurs et que l'intrigue n'est qu'un point de passage dialectique. À ce niveau tout de même, on constatera qu'il y a effectivement quelque chose de surnaturel dans cette maison, y compris en journée. Les tentatives d'explication rationnelle ne tiendront pas. Emma est, du point de vue narratif, la cause du problème et nous le saurons à la fin du film. Ses motivations, si on s'en tient uniquement à l'intrigue, peuvent sembler opaques (sa nature même pose problème : est-elle une sorcière ou un démon?). De là, on pourrait conclure à la faiblesse du script mais c'est là, précisément, qu'à mon sens il faut regarder au-delà de la surface des choses. Encore une fois, le « surnaturel » plaqué sur le « naturel » ne suffit pas à circonscrire une thématique à moins de s'en tenir à un visionnage de divertissement et rien d'autre.

À vrai dire, Greene ne me semble pas spécialement sympathique. Il se veut tel, surtout lorsqu'il se filme mais de toute façon, il ne fait que ça. C'est peut-être bien là une partie du problème. Greene est un homme désireux de tout mettre en mémoire, et ce le plus vite possible. Très pressé d'aller partout, n'accordant aucune importance à la mémoire naturelle, paumé lorsqu'une tempête de neige (dont, d'ailleurs, on peut se demander quelle est la cause véritable) le bloque plusieurs jours chez lui, il malmène en définitive les rythmes naturels qui lui permettraient de véritablement découvrir Nottingham. Il les malmène, les viole même ; son obsession d'archiviste informatique et sa recherche de matériel de pointe font de lui, littéralement, un pornographe, un voyeur auquel rien ne doit échapper (y compris par l'entremise de son détecteur de mouvement lorsqu'il s'absente). La malédiction qui s'abat sur lui, sous la forme d'Emma, serait alors un rappel narquois de la réalité, pas seulement, donc, une histoire sans queue ni tête de hantise et de meurtre. Et la réalité a ses rythmes, ses processions bien à elle.


C'est que Greene est « vert », c'est-à-dire, en anglais, jeune, inexpérimenté. Sa perception du monde se limite au parcage technologique dans lequel tout s'engouffre. Tout le reste, le plus important, lui échappe, même lorsque c'est sous son nez : il ne voit pas l'espèce d'avertissement sur sa vidéo de la visite des souterrains de Nottingham ; devant la statue de Robin des Bois, il comprime en quelque sorte des siècles d'histoire comme on comprime un fichier. La technologie en tant que telle n'est pas en cause : aucun de ses appareils n'est endommagé par la force étrange qui se manifeste chez lui. Greene ne supporte pas la réalité non filtrée ou présentée d'une manière différente de sa méthode : la scène où Emma lui tire les cartes me semble exemplaire. Le tirage s'avèrera exact en ce qui concerne son avenir (et nous n'avons aucun doute là-dessus, donc, depuis le début), ce qui permet de comprendre que les lames tirées par rapport à son passé sont tout aussi révélatrices : on ne sait pas pour quelle raison Greene a quitté Londres mais il y a eu un problème sur lequel il ne s'étend pas. À l'annonce de son avenir, il se ferme complètement et congédie Emma. L'acceptation de la Mort (en tant que lame du tarot et qui, ainsi que le rappelle pourtant sa voisine, n'est pas nécessairement la fin) était peut-être pourtant sa dernière chance d'abandonner sa boulimie cybernétique et de se poser véritablement dans sa nouvelle existence, de laisser au nouveau contexte le temps de sédimenter. Mais non. On peut dire qu'il a tout pour être heureux mais comme c'est l'enfant buté d'une époque de vitesse croissante et d'abrutissement mécaniste, tout son univers se retourne contre lui, sous les espèces d'une force surnaturelle mais aussi sous la forme de paysages urbains ordinaires qui, devine-t-on, le font chier malgré ses commentaires enjoués. Je ne devrais probablement pas écrire ça mais je trouve que ce qui lui arrive, c'est bien fait pour sa gueule. The House on Mansfield Street : un film, sorti en juin 2018, où j'ai trouvé plus de matière à réflexion que ce à quoi je m'attendais. 



Vacances, j'oublie tout...


mercredi 27 juin 2018

The Groundstar Conspiracy, de Lamont Johnson



Aux Etats-Unis, l'employé du gouvernement John David Welles cherche à dérober les documents secrets d'un nouveau carburant pour fusées. Sa tentative échoue et il se retrouve gravement défiguré après une explosion sur la base Groundstar, son lieu de travail. En fuite, il échoue dans la maison d'une certaine Nicole Devon (interprétée par Christine Belford), jeune divorcée, et perd connaissance. Celle-ci appelle une ambulance, les autorité sont alertées et, très rapidement, Welles subit une opération de chirurgie esthétique puis se fait interroger de manière brutale par Tuxan, un agent de renseignement de type dur à cuire. Welles, cela dit, affirme n'avoir aucune mémoire de son forfait ; il ne souvient même pas de sa vie, en dehors de quelques images vagues d'une femme et d'enfants sur une plage.

Malgré les techniques musclées d'interrogatoire auxquelles Tuxan a recours (électrochoc, immersion), Welles maintient sa version de l'amnésie totale et manque se faire assassiner par quelqu'un de l'extérieur. Tuxan permet à Welles de s'échapper dans l'espoir qu'il les mènera aux commanditaires du vol. Welles se rend chez Nicole et la supplie de l'aider à recouvrer la mémoire. Elle ne sait cependant rien.

Tuxan finit par retrouver les conspirateurs et révèle toute la vérité à Welles qui ne parvient toujours pas à se rappeler les détails du vol. Le vrai John David Welles est en fait mort au cours de son transfert à l'hôpital, la nuit de l'explosion. L'homme dont on nous a dit jusqu'ici qu'il s'appelait Welles est en fait Peter Bellamy, un autre agent du gouvernement américain. Ayant récemment perdu sa femme lors d'un accident (ce qui correspond à ses bribes de souvenirs) et considérant que sa vie ne valait plus la peine d'être vécue ni conservée en mémoire, Bellamy s'est porté volontaire pour subir un lavage de cerveau et prendre l'identité de Welles afin de débusquer les vrais coupables.

Cette co-production canadienne et américaine, tournée en 1971 par Lamont Johnson et sortie en 1972, est une adaptation libre du roman du Britannique L.P. Davies The Alien, paru en 1968. L'œuvre de Davies, assez orientée vers la science-fiction, l'horreur et le mystère, présente souvent des personnages en proie à l'amnésie, en quête de leur identité véritable. Philip K. Dick est peut-être l'arbre qui cache la forêt L.P. Davies. Il va s'avérer indispensable de se pencher à nouveau sur son cas.

Comme on pourrait s'y attendre à propos de The Groundstar Conspiracy (titre français : Requiem pour un espion), ce film mâtiné d'un vague fond de science-fiction offre une ambiance de confusion et de paranoïa. Je trouve le résultat assez convaincant malgré le passage des années et l'écart avec le texte d'origine mais ce qui m'intéresse le plus, dans cette histoire, c'est la radicalité de Tuxan et de Welles/Bellamy. Ce dernier, malgré son statut d'homme traqué (interprété de manière convaincante par Michael Sarrazin, acteur peut-être injustement mésestimé), est dans un sens aussi déterminé que celui qui semble être son antagoniste principal. Cette détermination trouve sa source dans l'intolérable souffrance d'un deuil. Apparemment victime, Bellamy a oublié qu'il est en fait le volontaire d'une mission-suicide et que son amnésie est la clef du plan concocté avec Tuxan !

Cela explique peut-être l'élément « groundstar » du titre. Une étoile (star) abattue, jetée à terre (ground, grounded). Dans The Alien, la question est également de déterminer l'identité du protagoniste. Si on veut bien faire abstraction du dévoilement d'intrigue effectué plus haut, on s'interroge tout autant dans le film. Welles aurait presque des allures d'homme tombé du ciel, pour faire un clin d'œil au roman éponyme de Walter Tevis (The Man Who Fell to Earth). L'autre personnage radical est Tuxan, dont le nom offre une ressemblance avec « tocsin » (tocsin) et « toxine » (toxin). À lire çà et là quelques critiques du film, Tuxan serait une ordure, un fasciste, un psychopathe, period. Je dirai pour ma part qu'il est inflexible, sans états d'âme autres que la raison d'Etat. Il se dit d'ailleurs prêt à mettre sur écoute sa propre famille si cela doit renforcer la sécurité du pays. Il s'est mis lui-même sur écoute ! Si on le laissait faire, il placerait des micros dans toutes les chambres à coucher car c'est là que naissent tous les complots, toutes les révolutions. Bien entendu, il ne choque pas que certains spectateurs mais aussi d'autres personnages de l'intrigue. Au final, cependant, il serait à sa manière (comme l'amnésique quoique d'une manière différente) un homme qui a tout sacrifié, bien conscient que dans le lot des dépossessions, il y avait sa réputation et jusqu'à la capacité de se faire aimer. Après, on peut aussi se demander si tout cela ne serait pas qu'un prétexte. Tuxan serait le sadique et Welles/Bellamy le masochiste d'une relation trouble. 

Je vais aller encore plus loin : je trouve fascinant le jeu de George Peppard, qui incarne Tuxan. Il est parfait dans ce rôle malgré son monolithisme apparent. Je le trouve d'autant plus fascinant que Peppard a régulièrement été perçu comme un sale con pendant les tournages de ses divers films et séries. À l'époque de The Groundstar Conspiracy, sa réputation était déjà en berne (cantonné qu'il était aux rôles d'action depuis la fin des années soixante jusqu'au tout début des années quatre-vingt ; il lui faudra attendre 1983 pour retrouver un second souffle avec le drôlatique et incontournable The A-Team). Ont toujours été invoqués dans son cas un problème d'alcoolisme et de personnalité (même dans ses périodes les plus fastes). Peppard n'a peut-être pas entièrement eu la carrière qu'il méritait car c'était avant tout un acteur très doué mais, à regarder le film de Johnson, je me pose tout de même une question, je le reconnais, un peu vicieuse : dans quelle mesure a-t-il composé Tuxan? The Groundstar Conspiracy est selon moi un film à redécouvrir car il possède, pour toutes ces raisons (et peut-être d'autres encore), une densité qu'on ne lui a pas forcément reconnue malgré ses acteurs, son montage nerveux et son intrigue bien menée. 



mardi 26 juin 2018

The Brain Eaters, de Bruno VeSota

 Lorsque ce film de Bruno VeSota sortit en 1958, il fallut en réduire la durée à la demande de Robert A. Heinlein qui, en 1951, avait écrit The Puppet Masters, roman dont l'intrigue ressemblait étrangement à celle de The Brain Eaters première mouture. Dégrossi, le film y fait un peu moins penser. Les producteurs (Ed Nelson, lui-même acteur principal, et Roger Corman, non crédité au générique) n'eurent pas d'autre choix que de s'exécuter sous la menace d'un procès pour plagiat intenté par Heinlein. Le problème fut réglé à l'extérieur des tribunaux : l'auteur du fameux Stranger in a Strange Land reçut cinq mille dollars (américains) en guise de dédommagement.

The Brain Eaters se laisse regarder en une soixantaine de minutes. Je ne sais pas ce que cela aurait donné dans la version initialement prévue mais en l'occurrence, cela me semble suffisant. Dans une petite ville de l'Illinois, Riverdale (ça n'existe pas que dans les Archie Comics!), une vague de meurtres se combine à la découverte en forêt d'une structure métallique d'origine semble-t-il non humaine. Elle est indestructible, on ne sait pas à quoi elle sert, son intérieur est constitué d'un enchevêtrement de conduits. Les meurtres sont effectivement liés au problème. Des parasites d'origine inconnue (du moins au début) s'emparent des humains en pénétrant à l'arrière de la nuque, modifiant ainsi leur comportement. En fait de mangeurs de cerveaux, cela dit, il faut se résigner à un énième titre ronflant : à peine ai-je vu une espèce de bout de mou parasitaire se faire proprement (non, vraiment proprement) disséquer dans un laboratoire. La section tranchée se met alors à ramper d'elle-même ; elle anticipe vaguement les espèces de petits étrons prenant le contrôle de l'humanité dans un film de Cronenberg, Frissons (Shivers ou encore The Parasite Murders, They Came from Within pour la version originale).

Ici, c'est plutôt les mangeurs d'avant-bras gauches.
Alors que l'emprise des parasites s'étend et que la ville se retrouve coupée du monde, quelques individus, comme on dit, tentent d'organiser la résistance. Je précise de suite que les acteurs, la plupart du temps, jouent comme des pieds et que le choix de certains plans est pour moi une énigme. Je me permets d'ajouter que le scénario lui-même (Est-ce dû au redécoupage du film ?) comporte, selon moi, des incohérences difficilement négligeables. Il s'avère que les parasites en question ne sont pas d'origine extra-terrestre mais terrestre, ils remontent du sol, plus exactement de la couche géologique marquant le Carbonifère. Dotés d'une grande intelligence (je veux dire : pour de petites moumoutes surmontées d'antennes bricolées à base de cure-pipes), ces êtres justifient leur prise de pouvoir par le désir de donner à l'humanité une civilisation de zombies d'où toute violence serait désormais exclue. Le problème, c'est qu'un peu plus tôt dans l'intrigue, un médecin nous apprend, suite à l'examen d'un cadavre de « possédé », que même s'il ne s'était pas fait tirer dessus, il serait mort en quarante-huit heures maximum à cause de l'acide sécrété par son parasite ! Et puis il y a ce savant rescapé d'une expédition disparue cinq ans plus tôt, qui fait sa réapparition à proximité de la structure en tire-bouchon. Il s'est évadé ? On l'a laissé partir ? Je l'ignore mais dans la structure en question, un autre membre de l'expédition, contrôlé lui aussi mais apparemment en bonne santé, informe nos héros résistants du fin mot de l'histoire puis disparaît dans un nuage de fumée. Pour faire bref, les Moumoutes de l'Apocalypse seront détruites grâce à l'électricité.
Ils sont pas méchants, ils veulent jouer!

      Tourné avec un budget riquiqui, joué sans trop de conviction, dépourvu le plus souvent de tension véritable (sauf, si l'on peut dire, lors de l'électrique conclusion), The Brain Eaters tentera de se rattraper en jouant la carte de la suggestion et non celle de la monstration (cette dernière étant de toute manière plus récente, suite aux progrès de l'imagerie et de la feignantise narratologique). Malgré tous ces défauts (ou à cause d'eux), c'est un nanar regardable. Un dernier point : l'acteur incarnant l'autre membre de l'expédition n'est autre que Leonard Nimoy (orthographié « Nemoy » dans le film). On ne le voit donc que sur la fin. Difficile à reconnaître, c'est sa voix qui permet de l'identifier. Live long and prosper ! 

Surtout, prendre un air dégagé.
      
Want some, bro?
            
C'est bien la dernière fois que je fais la corvée de gogues!
                                                                 
Horreur! Un naturiste!

mardi 19 juin 2018

Lorsque vous vous prenez un vent, exigez le label Flatulence Française. C'était un communiqué du Réarmement Anal.

vendredi 15 juin 2018

Dieu (le père, entre autres, de Pythagore et de Platon) n'a pas dit "copulez et additionnez" mais "croissez et multipliez".

mardi 12 juin 2018

Du méthane sur Mars? C'est normal, je leur fais la livraison tous les jours...

vendredi 8 juin 2018

Agents Of Dreamland, de Caitlin R. Kiernan

Note également parue dans Le Salon Littéraire.

En 2015, la sonde spatiale New Horizons s'approche de Pluton mais est inopinément détectée par une intelligence extra-terrestre. Au même moment, sur Terre, un service secret très discret, voire occulte, enquête sur un phénomène pour le moins curieux ayant décimé des cultistes apocalyptiques nommés The Children of the Next Level, cela aux abords de la mer de Salton, un lac salé de Californie du Sud. Les deux principaux enquêteurs sont le Signalman, un homme usé entre deux âges, et une femme peut-être immortelle, Immacolata Sexton. Leurs efforts échoueront à empêcher l'invasion et la destruction de l'humanité.

Vous pensez peut-être que la mèche a été vite vendue mais, en fait, non, ou disons que ce n'est pas bien grave d'avoir lu cette espèce de résumé désincarné. Il demeure en effet toute la « carne » enrobant la trame de Agents Of Dreamland. Ici, c'est presque aussi important que l'aspect purement factuel des péripéties car cette longue nouvelle (ou bref roman ; le terme anglais correspondant est novella) se lira de préférence en acceptant de se laisser emmener par quelque chose sur lequel nous n'avons aucune prise. Cela se joue entre autres autour de la chronologie volontairement non-linéaire de l'intrigue, ensuite (en fait simultanément) par les points de vue de trois personnages spécifiques, enfin (avant toute chose) par la généalogie propre du récit, son rapport à l'Histoire et à certaines histoires.

Agents Of Dreamland (paru en 2017) est en quelque sorte une reprise de The Whisperer In Darkness (Celui qui chuchotait dans les ténèbres), récit de Lovecraft (paru en 1931) dont l'action se déroule en 1927. Sans donner trop d'indications, on peut dire de ce premier texte qu'il met en jeu une intelligence extra-terrestre pas très bisounours, à savoir les Mi-Go, également connus comme fongoïdes de Yuggoth. L'œuvre de Lovecraft n'a rien d'optimiste car elle présente notre humanité comme une intelligence absolument incapable de prendre toute la mesure de l'univers, encore moins des univers. Son isolement est radical, de même qu'est irrémédiable son incapacité à communiquer avec d'autres intelligences. Réfutation du postulat biblique selon lequel l'Homme est le centre de la Création, tout ce qu'a écrit cet auteur tient en une phrase scandaleuse : pour nous, les carottes sont cuites dès le départ.

Dans le texte de Kiernan, une partie de l'intrigue se situe également en 1927 mais aussi en 2015 et en 2043. Pour ce qui est de 2015, il s'agit plus précisément de la fin juin et du début juillet. Cette période correspond à l'approche de Pluton effectuée par New Horizons. On rappellera que cette sonde existe réellement et que le 4 juillet, date symbolique s'il en est, elle s'est mise automatiquement en mode « sauvegarde » suite à une surcharge de l'ordinateur dans son traitement de données. Kiernan propose une explication différente de celle avancée par la NASA : la sonde décroche suite à sa traversée d'un nuage approximativement de la taille de la Méditerranée. Ce nuage, non naturel, est un dispositif de détection conçu par les fongoïdes de Yuggoth. Vous remarquerez que présenté ainsi, cela semble un peu bêta. Il faut pourtant entrer dans le texte et accepter de se laisser porter, d'autant plus que la chronologie spécifique de juin-juillet 2015 n'est pas non plus linéaire.

Les trois personnages dont les perspectives s'entremêlent sont donc Immacolata Sexton, le Signalman et une jeune fille, Chloe Stringfellow. Cette dernière est à la rue et dépendante à l'héroïne. Elle est récupérée par le gourou apocalyptique Drew Standish qui l'emmène rejoindre le reste de sa petite communauté, constituée d'autres épaves, près de la mer de Salton et de Bombay Beach, au sud de la Californie. Standish promet aux membres de son groupe la transcendance, rien de moins. Ils ne trouveront que la béance de l'Enfer mais Chloe est la plus réceptive, la plus douée pour la captation d'influences, de messages venus de Yuggoth et relayés, entre autres, par l'image et le bruit de fond d'un téléviseur qui ne fonctionne plus de la manière habituelle. Le Signalman, lui, est un agent usé jusqu'à la corde car très conscient de la présence d'arrière-mondes ténébreux sous-tendant la marche de l'Histoire. La froide Immacolata Sexton ? On ne sait pas très bien. Il est possible que ce soit une immortelle ou un être ni vivant ni mort (undead). Toujours est-il que sa configuration mentale lui permet de se déplacer et d'agir à des époques différentes : 1927, 2015 et 2043. À cette dernière date, l'humanité, presque réduite à néant, est sous le joug des envahisseurs extra-terrestres qui sont le vrai visage de la fameuse « transcendance » promise par Standish. Sexton aide à se nourrir, autant qu'elle peut, une communauté de survivants en très mauvais état.

Les déplacements temporels de Sexton (qui sont plus des modifications de conscience que des voyages au sens technologique) accentuent le fatalisme qui imprègne tout le texte. D'un bout à l'autre de l'intrigue, une atmosphère de menace sourde, omniprésente et terminale plombe les paroles, les gestes, les décors, jusqu'à l'ignorance du commun, ignorance qui, ici, n'a rien d'une bénédiction. Hormis Lovecraft, Agents Of Dreamland fait également songer aux X-Files de Chris Carter et au B.P.R.D. de Mike « Hellboy » Mignola. Sexton pourrait être aussi un ange (son patronyme se traduit en français par « sacristain », « bedeau » ; quant au prénom, tout commentaire est inutile) car son champ visuel et transhistorique semble causer en elle des actes de compassion très discrète mais tout à fait prégnante. Chloe Stringfellow, seule (et temporaire) survivante du groupe d'illuminés, est condamnée d'avance. Le Signalman et quelques médecins triés sur le volet ne peuvent que constater les ravages des champignons venus d'ailleurs (dans le lexique lovecraftien, Yuggoth désigne de fait Pluton). Kiernan, néanmoins, parvient à coucher de très belles lignes avec cette horreur corporelle (humaine mais aussi entomologique) que ne désavouerait pas David Cronenberg.

Le croisement des points de vue et des époques crée un effet stylistique faisant de ce livre une sorte de poème en prose, un voyage halluciné au sein d'une myriade de détails concrets, voire triviaux. Cela aussi marque la réussite de Kiernan : faire du Lovecraft sans pasticher les circonvolutions un peu hautaines de celui-ci. Le travail de reprise ne s'effectue pas tant au niveau du langage que dans l'adaptation au 21è siècle et dont le résultat est un mélange de faits réels et d'interprétations laissant la porte ouverte à des rouages savamment camouflés, particulièrement dangereux. Ici, il faut tout de même souligner que Kiernan se réfère à des éléments qu'elle n'a pas inventés (cela n'enlève rien à la qualité de son travail mais on pourra lire aussi avec profit les essais de Peter Levenda, Gary Lachman, Mitch Horowitz...) : il faut à nouveau constater que la zone où se manifeste le paroxysme de l'horreur est la Californie, terre maudite, terre des morts (couchant), pointe extrême (et extrêmement délétère) de l'Occident, pays de failles d'où remonte ce qui voudrait passer pour des manifestations divines. La mer de Salton, Bombay Beach, prises dans des concrétions boueuses et salines, des volcans d'asphalte, nées de crues catastrophiques du Colorado, à l'abandon, sont un lieu inférieur et parfaitement sinistre (Bombay Beach est situé sous le niveau de la mer, c'est même le lieu le plus bas des Etats-Unis). La mer intérieure de Salton, dont la salinité ne cesse d'augmenter, forme l'extrémité sud de la faille de San Andreas. Il est intéressant aussi d'étudier le discours complotiste du gourou Drew Standish : s'il manifeste (en vertu du principe d'inversion) une parodie de transcendance, que penser de ses propos sur le symbolisme de la pomme, qui va des Beatles (maison de production) jusqu'à Steve Jobs ?

L'Amérique fume et exhale des pseudopodes. Caitlin R. Kiernan ne fait peut-être ici que jouer avec notre goût du mystère mais c'est une voix indubitablement accomplie de la dark fiction.

mercredi 6 juin 2018

N'oublions pas que l'Amérique fume et exhale des pseudopodes. Let's not forget that America smokes, and exhales pseudopods.

dimanche 3 juin 2018

L'agonie de Gutenberg, de François Coupry: de l'écrit monomane à l'écrit édifiant.

Cette note de lecture est également en ligne sur Mauvaise Nouvelle.

(livre reçu en service de presse)



À travers une compilation de textes initialement rédigés (de 2013 à 2017) pour des blogs et des réseaux sociaux, François Coupry brosse l'évolution de notre rapport au monde, de notre rapport aux uns et aux autres, et la manière dont s'en ressent la littérature. S'il est question d' « agonie », c'est que quelque chose de notre constitution culturelle est mort ou se trouve en passe de l'être. Que peut-il s'ensuivre ? Nous allons voir que l'auteur ne se contente pas de sonner le glas mais qu'il utilise un vénérable dispositif à même de nous faire franchir le Rubicon, l' « agonie » en question.

François Coupry est un héritier littéraire de Franz Kafka et de Jules Verne, deux auteurs qui, chacun à sa manière, ont pressenti ce que serait le vingtième siècle et au-delà. En une synthèse risquée, on pourrait avancer que ces derniers ont peint le portrait de la vitesse, de l'électricité, de l'industrie et des zones grandissantes d'absurdité née d'un monde en proie au vertige de l'accélération. Coupry, aujourd'hui, rejoint les analyses de l'architecte et essayiste Paul Virilio (inventeur de la dromologie) mais, pour ce faire, emprunte le chemin de la fiction. Si une utilisation de l'électricité a pour résultat de transmettre l'information beaucoup plus rapidement que par le papier, Gutenberg « agonise » en effet, relégué qu'il se trouve au rang de promoteur technologique suranné. Ce serait bien un problème occidental, au passage : la Chine classique, qui fut la première à inventer l'imprimerie, n'est pas en cause mais la Terre entière n'est-elle pas désormais à l'image et à la ressemblance de ce qu'il y a de plus anti-traditionnel en Occident ?

Ce que la concaténation de textes dans L'agonie de Gutenberg nous montre par ailleurs, c'est qu'en dépit du grand bond cybernétique, nous avons encore et toujours besoin de fictions, seulement la différence réside désormais dans notre recherche de simulacres. Là où jadis, l'écrit était fondateur, il est aujourd'hui monomane. Là où jadis, il était question de transmettre un savoir sans s'occuper de la personnalité du transmetteur, aujourd'hui, la plupart du temps, des égos surchauffés dissertent de manière morbide sur leur nombril et rien d'autre. Certains textes de Coupry peuvent d'ailleurs laisser croire qu'il n'échappe pas à la tendance mais se borner à ce point de vue serait méconnaître l'ampleur de son travail. Les souvenirs de jeunesse qu'il peut évoquer, une certaine mise à l'écart due à une surdité partielle ne constituent en quelque sorte que des points de passage dialectiques. Cela ne signifie pas qu'ils ne sont pas intéressants en eux-mêmes mais que l'auteur les surpasse afin de déboucher sur des constats et des interrogations plus universels.

Coupry initie à vrai dire un retournement de tendance : sans renoncer à ses idiosyncrasies (passages autobiographiques), il choisit la fable, la saynète, le conte : autrement dit, il désamorce la  tendance à la fiction anesthésique par le recours à la fiction édifiante. Le conte instruit, on pourrait même affirmer qu'il est le sommet de la littérature. Proposé à tous mais destiné à ceux qui sont qualifiés pour le comprendre, et donc pas seulement aux enfants biologiques, ce type de texte n'a en réalité que peu de rapports avec l'escapisme adulte mais régressif qu'il suscite aujourd'hui à son corps défendant. L'enfance comme condition sine qua non de la bonne assimilation du conte a peut-être plus de liens avec l'enfance au sens évangélique ou, si l'on préfère, avec une saisie intuitive, non discursive de certaines vérités. Une tâche de la critique littéraire pourrait être, à cet égard, de montrer ce qui, dans un texte, est de l'ordre de l'individualité de l'auteur et ce qui se tient par-delà celle-ci (et donc même, éventuellement, à l'insu de l'auteur), notamment depuis, en gros, la Renaissance. Cela éviterait des discussions, pour ne pas dire des polémiques, parfois longues et stériles. François Coupry qui, à mon avis, à déjà compris ces choses depuis un certain temps, opère aussi son retournement par le biais de l'impression d'un livre de papier, artefact non pas régressif mais démineur de « tendances » et narquois comme un pied de nez. Ce faisant, il se pose à la croisée des chemins (diffusion traditionnelle de la connaissance via l'imprimerie, diffusion électronique et instantanée de la moindre « onde sismique » causée par tel ou tel ego) mais pas dans une position de dilemme. C'est l'avantage de la voie (voix) du conte : une salutaire mise à l'écart de tout ce qui est trop personnel et qui risquerait de grever le message de ses bruits parasites mais aussi une entrée dans l'hyperespace de l'intuition que permet le principe d'analogie.

Si « agonie » de Gutenberg il y a, en définitive, ce n'est pas tellement à cause de la cybernétique mais à cause de ce que l'humain fait de la parole dont il est dépositaire. Pied de nez, effectivement, mais pied de nez doux amer car derrière les interventions de tel ou tel personnage, de tel ou tel animal, voire de tel ou tel objet, l'auteur met à jour notre trahison désormais constante du logos. Là où le langage peut façonner des mondes, des intellects, nous nous repaissons maintenant de fictions délétères servant à nous maintenir dans un esclavage mental abominable mais seyant. Ici, nous passons du domaine strictement individuel au domaine civilisationnel. Nous ne nous épargnons rien pour entretenir nos jeux d'illusions et de pouvoir. Coupry le montre avec brio : ce qui pouvait sembler originellement un épanchement dérisoire et jetable au bout de quelques minutes d'attention, une petite giclure égotique pour réseaux sociaux, est en réalité un dispositif redoutable, une suite de tirs de précision. Un manuel de combat, presque, et une invitation à redécouvrir nos véritables cosmogonies.

Un petit florilège en guise de conclusion :
  • « Seul le faux n'est pas inexact. »
  • « Démêler le faux du presque faux, le pas vrai du pas trop vrai. »
  • « Les récits recréent la réalité et la vérité. »
  • « Une représentation du monde n'est efficace que si elle joue sur le décalage, sur l'activité de ce qui n'est pas dit ou montré. »
  • « les circonvolutions cycliques du cerveau humain »
  • « le culte d'une modernité absolue »
  • « La pointe du progrès ne se réalise pas toujours avec les pointes des sciences. »
  • « Le bonheur immédiat (…) fonde nos ruines communes. »
  • « Nous avons tous trop peur de la fin du monde et (…) nous ne sommes plus assez intelligents. »
Aujourd'hui, le daimon du livre est-il un d'e-book?

samedi 2 juin 2018

Elle croyait qu'il tentait de battre un record de vitesse de démontage-remontage de kalachnikov, les yeux fermés. Elle le voyait bien faire ça dans sa cave, assis à poil et en érection sur un vieux siège pivotant récupéré dans une décharge. Juste la bonne hauteur pour son plan de travail. Au final, elle n'avait pas entièrement raison.