Note également parue dans Le Salon Littéraire.
En 2015, la sonde spatiale New Horizons s'approche de Pluton mais est inopinément détectée par une intelligence extra-terrestre. Au même moment, sur Terre, un service secret très discret, voire occulte, enquête sur un phénomène pour le moins curieux ayant décimé des cultistes apocalyptiques nommés The Children of the Next Level, cela aux abords de la mer de Salton, un lac salé de Californie du Sud. Les deux principaux enquêteurs sont le Signalman, un homme usé entre deux âges, et une femme peut-être immortelle, Immacolata Sexton. Leurs efforts échoueront à empêcher l'invasion et la destruction de l'humanité.
En 2015, la sonde spatiale New Horizons s'approche de Pluton mais est inopinément détectée par une intelligence extra-terrestre. Au même moment, sur Terre, un service secret très discret, voire occulte, enquête sur un phénomène pour le moins curieux ayant décimé des cultistes apocalyptiques nommés The Children of the Next Level, cela aux abords de la mer de Salton, un lac salé de Californie du Sud. Les deux principaux enquêteurs sont le Signalman, un homme usé entre deux âges, et une femme peut-être immortelle, Immacolata Sexton. Leurs efforts échoueront à empêcher l'invasion et la destruction de l'humanité.
Vous
pensez peut-être que la mèche a été vite vendue mais, en fait,
non, ou disons que ce n'est pas bien grave d'avoir lu cette espèce
de résumé désincarné. Il demeure en effet toute la « carne »
enrobant la trame de Agents Of Dreamland. Ici, c'est presque
aussi important que l'aspect purement factuel des péripéties car
cette longue nouvelle (ou bref roman ; le terme anglais
correspondant est novella) se lira de préférence en
acceptant de se laisser emmener par quelque chose sur lequel nous
n'avons aucune prise. Cela se joue entre autres autour de la
chronologie volontairement non-linéaire de l'intrigue, ensuite (en
fait simultanément) par les points de vue de trois personnages
spécifiques, enfin (avant toute chose) par la généalogie propre du
récit, son rapport à l'Histoire et à certaines histoires.
Agents
Of Dreamland (paru en 2017) est en quelque sorte une reprise de
The Whisperer In Darkness (Celui qui chuchotait dans les
ténèbres), récit de Lovecraft (paru en 1931) dont l'action se
déroule en 1927. Sans donner trop d'indications, on peut dire de ce
premier texte qu'il met en jeu une intelligence extra-terrestre pas
très bisounours, à savoir les Mi-Go, également connus comme
fongoïdes de Yuggoth. L'œuvre de Lovecraft n'a rien d'optimiste car
elle présente notre humanité comme une intelligence absolument
incapable de prendre toute la mesure de l'univers, encore moins des
univers. Son isolement est radical, de même qu'est irrémédiable
son incapacité à communiquer avec d'autres intelligences.
Réfutation du postulat biblique selon lequel l'Homme est le centre
de la Création, tout ce qu'a écrit cet auteur tient en une phrase
scandaleuse : pour nous, les carottes sont cuites dès le
départ.
Dans
le texte de Kiernan, une partie de l'intrigue se situe également en
1927 mais aussi en 2015 et en 2043. Pour ce qui est de 2015, il
s'agit plus précisément de la fin juin et du début juillet. Cette
période correspond à l'approche de Pluton effectuée par New
Horizons. On rappellera que cette sonde existe réellement et que le
4 juillet, date symbolique s'il en est, elle s'est mise
automatiquement en mode « sauvegarde » suite à une
surcharge de l'ordinateur dans son traitement de données. Kiernan
propose une explication différente de celle avancée par la NASA :
la sonde décroche suite à sa traversée d'un nuage
approximativement de la taille de la Méditerranée. Ce nuage, non
naturel, est un dispositif de détection conçu par les fongoïdes de
Yuggoth. Vous remarquerez que présenté ainsi, cela semble un peu
bêta. Il faut pourtant entrer dans le texte et accepter de se
laisser porter, d'autant plus que la chronologie spécifique de
juin-juillet 2015 n'est pas non plus linéaire.
Les
trois personnages dont les perspectives s'entremêlent sont donc
Immacolata Sexton, le Signalman et une jeune fille, Chloe
Stringfellow. Cette dernière est à la rue et dépendante à
l'héroïne. Elle est récupérée par le gourou apocalyptique Drew
Standish qui l'emmène rejoindre le reste de sa petite communauté,
constituée d'autres épaves, près de la mer de Salton et de Bombay
Beach, au sud de la Californie. Standish promet aux membres de son
groupe la transcendance, rien de moins. Ils ne trouveront que la
béance de l'Enfer mais Chloe est la plus réceptive, la plus douée
pour la captation d'influences, de messages venus de Yuggoth et
relayés, entre autres, par l'image et le bruit de fond d'un
téléviseur qui ne fonctionne plus de la manière habituelle. Le
Signalman, lui, est un agent usé jusqu'à la corde car très
conscient de la présence d'arrière-mondes ténébreux sous-tendant
la marche de l'Histoire. La froide Immacolata Sexton ? On ne
sait pas très bien. Il est possible que ce soit une immortelle ou un
être ni vivant ni mort (undead). Toujours est-il que sa
configuration mentale lui permet de se déplacer et d'agir à des
époques différentes : 1927, 2015 et 2043. À cette dernière
date, l'humanité, presque réduite à néant, est sous le joug des
envahisseurs extra-terrestres qui sont le vrai visage de la fameuse
« transcendance » promise par Standish. Sexton aide à se
nourrir, autant qu'elle peut, une communauté de survivants en très
mauvais état.
Les
déplacements temporels de Sexton (qui sont plus des modifications de
conscience que des voyages au sens technologique) accentuent le
fatalisme qui imprègne tout le texte. D'un bout à l'autre de
l'intrigue, une atmosphère de menace sourde, omniprésente et
terminale plombe les paroles, les gestes, les décors, jusqu'à
l'ignorance du commun, ignorance qui, ici, n'a rien d'une
bénédiction. Hormis Lovecraft, Agents Of Dreamland fait
également songer aux X-Files de Chris Carter et au B.P.R.D. de Mike
« Hellboy » Mignola. Sexton pourrait être aussi un ange
(son patronyme se traduit en français par « sacristain »,
« bedeau » ; quant au prénom, tout commentaire est
inutile) car son champ visuel et transhistorique semble causer en
elle des actes de compassion très discrète mais tout à fait
prégnante. Chloe Stringfellow, seule (et temporaire) survivante du
groupe d'illuminés, est condamnée d'avance. Le Signalman et
quelques médecins triés sur le volet ne peuvent que constater les
ravages des champignons venus d'ailleurs (dans le lexique
lovecraftien, Yuggoth désigne de fait Pluton). Kiernan, néanmoins,
parvient à coucher de très belles lignes avec cette horreur
corporelle (humaine mais aussi entomologique) que ne désavouerait
pas David Cronenberg.
Le
croisement des points de vue et des époques crée un effet
stylistique faisant de ce livre une sorte de poème en prose, un
voyage halluciné au sein d'une myriade de détails concrets, voire
triviaux. Cela aussi marque la réussite de Kiernan : faire du
Lovecraft sans pasticher les circonvolutions un peu hautaines de
celui-ci. Le travail de reprise ne s'effectue pas tant au niveau du
langage que dans l'adaptation au 21è siècle et dont le résultat
est un mélange de faits réels et d'interprétations laissant la
porte ouverte à des rouages savamment camouflés, particulièrement
dangereux. Ici, il faut tout de même souligner que Kiernan se réfère
à des éléments qu'elle n'a pas inventés (cela n'enlève rien à
la qualité de son travail mais on pourra lire aussi avec profit les
essais de Peter Levenda, Gary Lachman, Mitch Horowitz...) : il
faut à nouveau constater que la zone où se manifeste le paroxysme
de l'horreur est la Californie, terre maudite, terre des morts
(couchant), pointe extrême (et extrêmement délétère) de
l'Occident, pays de failles d'où remonte ce qui voudrait passer pour
des manifestations divines. La mer de Salton, Bombay Beach, prises
dans des concrétions boueuses et salines, des volcans d'asphalte,
nées de crues catastrophiques du Colorado, à l'abandon, sont un
lieu inférieur et parfaitement sinistre (Bombay Beach est situé
sous le niveau de la mer, c'est même le lieu le plus bas des
Etats-Unis). La mer intérieure de Salton, dont la salinité ne cesse
d'augmenter, forme l'extrémité sud de la faille de San Andreas. Il
est intéressant aussi d'étudier le discours complotiste du gourou
Drew Standish : s'il manifeste (en vertu du principe
d'inversion) une parodie de transcendance, que penser de ses propos
sur le symbolisme de la pomme, qui va des Beatles (maison de
production) jusqu'à Steve Jobs ?
L'Amérique
fume et exhale des pseudopodes. Caitlin R. Kiernan ne fait peut-être
ici que jouer avec notre goût du mystère mais c'est une voix
indubitablement accomplie de la dark fiction.
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