Et le voici donc, bien gras, sous mes yeux, posé
sur une table de bois qui n'en demandait peut-être pas tant.
L'ami américain. Sortant de la gare, j'ai pris l'habitude, une fois mon
bordel déposé dans ma chambre, de ressortir dans la misère du
dimanche soir et d'aller m'échouer à quelques mètres de mon QG de
campagne, à l'accueil de ce snack où ne sont vendues que des
denrées à emporter.
Je ne m'y suis pas mis tout de suite, cependant. Il
y a peut-être plusieurs raisons à cela car ma mémoire me fait un
peu défaut. Première possibilité : le snack n'existait pas
encore. Deuxième possibilité : je me rendais peut-être (à
pied) au restaurant universitaire le plus proche, qui n'était quand
même franchement pas dans le quartier. Troisième possibilité :
il y avait bel et bien un point-bouffe pour étudiants mais celui-ci
était fermé le dimanche. Quatrième possibilité : j'ai
toujours eu du mal à changer de routines (pas de rustines, hein).
Il est beau, pas cher, bien lourd, enveloppé dans
son cellophane. Assis, je m'autorise une coulée de bide plus
confortable en dégrafant ma ceinture et j'attaque. Non seulement,
l'ami américain me cale, me fait éructer mais en plus, il
représente à mes yeux un retournement conscient du désespoir
contre lui-même. Oui : quitte à me retrouver tous les
dimanches dans cette désolation urbaine, autant en rajouter avec du
gras, autant bien explorer cette désolation plutôt que de tenter la
« positivité », cette fadaise pour conseilleurs pas
payeurs. Je n'avais pas envie d'aller à contre-courant.
L'ami américain est un peu une boussole, le point fixe
à travers les saisons. J'ai parlé hier de mélancolie à tir
rapide. C'est littéralement une question de perspective. L'avenue
dont je n'aperçois pas le terme, les maisons plus ou moins basses,
les constructions plus ou moins anciennes. Sur la droite, la
station-service, le mur du lycée privé. Quand il fait chaud, il y a
comme la montée verticale d'une souffrance, dans le sillage des flux
thermiques. Toute la matière gémit en silence. Le monde est sans
téléphones portables, sans internet, sans Skype ! Je ne croise
personne. À peine quelques véhicules appuient-ils sur la blessure
ambiante en déplaçant un peu d'air. Quand la saison est à l'obscur
pour cause de soleil démotivé, tout se tasse, tout se replie
froidement pas plus haut que les toitures et je me demande comment je
devrais m'y prendre s'il me fallait (mais pour qui?), dans cette
nuit, dans ce mou Big Crunch ontologique, retrouver d'éventuels
vestiges d'une vie redescendue à l'état cotonneux de rêves
anesthésiés. Oui, l'ami américain du dimanche soir me sauve.
Un de ces quatre, je vous parlerai peut-être aussi
d'une amie américaine que j'ai eue, pendant quelques minutes, mais
dans une autre ville et dans des circonstances différentes. Ce que
je peux déjà vous dire, c'est que je ne l'ai pas mangée.
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