Momo
vit la pub dans sa feuille de chou hebdomadaire et craqua
immédiatement: il allait, pour pas cher, s'offrir un super-pouvoir
de folie. La vision x! Il se posa la question suivante, d'ailleurs:
comment se faisait-il qu'il ne voyait pas déjà des milliers de
gens, dans les rues, arborant ces magnifiques lunettes que lui
proposait cette pub? Oui! On lui proposait des lunettes permettant de
voir à travers les objets solides. Les corps, donc! Les corps!
Les
corps de femmes...
Partout,
le dénuement discret, inconsciemment subi... Les chairs exposées à
chaque instant... Momo se dit qu'il allait encore se payer beaucoup
de bonnes branlettes, grâce à cette révolution scientifique.
Momo,
chômeur en fin de droits, compta son fric. Restait pas grand chose,
hein, mais bon, en raclant un peu, il y arriverait. Pas question de
laisser passer une occasion pareille. La pub aurait peut-être
disparu la semaine prochaine, dans le nouveau numéro de Vie
Secrète.
Il
fit un chèque, remplit le bon de commande, dénicha une enveloppe un
peu fatiguée, entre deux piles de Club
pour hommes,
écrivit l'adresse, y glissa le chèque (il vérifia encore qu'il
était bien rempli, et signé), voulut fermer l'enveloppe mais se
rendit compte que son timbre ne tenait pas bien. Malheur! Le timbre
allait se barrer quelque part sur le trajet du courrier, la commande
ne parviendrait pas au destinataire, il y aurait retour à l'envoyeur
et, du coup, adieu les lunettes!
Mais
Momo était finaud.
Il
se branla en pensant à sa conseillère Pôle Emploi, une petite
jeune dans les vingt-cinq ans, un peu déprimante avec sa mine de
pépette qui rigole jamais, mais alors bonnasse de chez bonnasse.
Momo
éjacula sur le timbre qu'il colla sur l'enveloppe. Concrètement, ce
fut Marianne, cette salope jacobine, qui se morfla le bukkake. Momo
laissa sécher. Jadis, il avait entendu parler de la "colle
Bombard", en souvenir d'Alain Bombard qui, lors de sa traversée
de l'Atlantique en solitaire, sur un zodiac, colmatait de petites
perforations du canot grâce à son propre sperme, substance réputée
très adhésive.
Exact,
ça fonctionnait bien.
Sauf
que Momo était une bite en anglais. Il ne se rendit pas compte que,
dans le texte de la pub, la phrase you
seem to be able to look
right
through the flesh
apportait une nuance de taille. Seem, c'est "sembler".
"Vous avez
l'impression
de voir à travers le corps." Il ne prit pas garde non plus à
l'évidence: an
hilarious
optical
illusion.
Non, Momo ne pensait qu'à se payer de l'érotisme pour pas cher, des
cheap
thrills,
comme on dit. Et puis, si nous poursuivons la lecture de la fameuse
phrase, que voit-on ensuite? ...
and see the bones underneath. Ca
signifiait tout simplement que Momo n'allait pas se mettre à bander
devant de la chair appétissante, ou de la barbaque de vieille (Momo
était très large d'esprit), mais devant des squelettes animés,
puisque bones
désigne l'ossature. Underneath,
"en dessous", c'est même pas la peine d'en parler. Momo
était au-dessus de ça.
Une
semaine plus tard, Momo retira un colis de sa boîte aux lettres. Il
vérifia l'adresse de l'expéditeur: c'étaient ses lunettes!
Fébrile, il appela l'ascenseur; il ne tenait plus en place. Il
n'était pas seul à attendre. Dans la cabine, la montée jusqu'à
son étage fut une douloureuse épreuve pour ses nerfs. Il se
retrouva avec un couple de gens d'un certain âge, très correctement
mis quoique de façon simple. C'étaient les culs bénis du septième,
monsieur et madame Chais-pus-comment. La cabine était un peu
étroite, le couple de retraités fit un peu de place pour Momo après
lui avoir dit bonjour du bout des lèvres. Ce type, là, ce Momo, les
deux ne savaient pas non plus son nom exact, mais ils savaient que
c'était un bon à rien, un alcoolique.
Dans
la cabine se trouvait aussi le trader.
C'est comme ça qu'il le surnommait, ce connard en costume-cravate,
cette espèce de sursinge à qui tout semblait réussir et qui te
regardait toujours comme si tu étais une flaque de vomi. Momo lâcha
une louise astrale. La cabine fut immédiatement empuantie. Les
autres ne mouftèrent pas mais leurs nez se froncèrent visiblement.
En sortant sur son palier, Momo dit, sans se retourner: "Y en a
vraiment qui se gênent pas."
De
nouveau dans ses quartiers, il éprouva les plus grandes difficultés
à défaire les rubans d'adhésif (plus besoin de colle Bombard, là)
qui scellaient fermement le colis. Momo prit des ciseaux, tailla un
peu dans le tas, en faisant tout de même attention à ne pas faire
un destroy involontaire sur le contenu qu'il savait tout proche, si
proche. La béatitude des corps nus. Enfin, il put ouvrir. Un reçu,
un emballage de gaze contenant les fameuses lunettes. Ca y était.
Après toute une semaine d'attente...
La
monture, c'était du plastique de merde de couleur gris pâle, la
forme rappelait les années cinquante-soixante. Taille standard, ça
faisait un peu mal derrière, au niveau des oreilles. Momo chaussa la
monture. Rien. Les lentilles, une espèce de plexiglass pourri qui
avait tendance à brouiller les contours de ce sur quoi les yeux se
posaient. Momo fronça les sourcils, se concentra sur son nouveau
superpouvoir, sa vision x.
Mais
ça venait pas.
Ça
venait pas!
En proie à une angoisse grandissante, Momo regarda ses mains, sa
queue, les murs, tout. Rien. Il ne voyait pas au travers. Il
ressortit en toute hâte, marcha comme un fou dans les rues, pénétra
dans des commerces, le regard halluciné. Les gens le dévisageaient
curieusement. Mais rien, rien. Pas de corps révélés dans
l'excitante et inconsciente nudité de la sociabilité diurne. Rien.
Momo
repartit chez lui, les larmes aux yeux. Il comprit qu'il s'était
fait arnaquer. Il avait envie de casser la gueule à quelqu'un,
n'importe qui, le premier qui viendrait l'emmerder pour ci ou ça. Ou
alors de voir le monde se désagréger en un ignoble coulis, et de le
suivre. Mais Momo ne croisait pas grand monde dans sa vie, hormis
dans les ascenseurs. Et rien ne coulait vraiment du béton millénaire
et de la solitude en étages. Dehors, le ciel était gris. La journée
passait son chemin.
Momo
demeura longtemps flasque sur son clic-clac à moitié défoncé.
A
l'aide d'un drap, il se pendit dans son studio; ce fut sur les 17h45,
d'après l'enquête.
J'adore !
RépondreSupprimerMerzii.
SupprimerJe découvre vos textes grâce à Georges de La Fuly. C’est excellent et pratique à la fois ; je sais enfin comment coller les timbres récalcitrants maintenant !Patrick Escudié.
RépondreSupprimerMerzii.
SupprimerSunderland, le blogueur d'inutilité publique.
RépondreSupprimerMerci, ma chérie.
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