vendredi 30 juin 2017

Une bite en anglais

Momo vit la pub dans sa feuille de chou hebdomadaire et craqua immédiatement: il allait, pour pas cher, s'offrir un super-pouvoir de folie. La vision x! Il se posa la question suivante, d'ailleurs: comment se faisait-il qu'il ne voyait pas déjà des milliers de gens, dans les rues, arborant ces magnifiques lunettes que lui proposait cette pub? Oui! On lui proposait des lunettes permettant de voir à travers les objets solides. Les corps, donc! Les corps!

Les corps de femmes...

Partout, le dénuement discret, inconsciemment subi... Les chairs exposées à chaque instant... Momo se dit qu'il allait encore se payer beaucoup de bonnes branlettes, grâce à cette révolution scientifique.

Momo, chômeur en fin de droits, compta son fric. Restait pas grand chose, hein, mais bon, en raclant un peu, il y arriverait. Pas question de laisser passer une occasion pareille. La pub aurait peut-être disparu la semaine prochaine, dans le nouveau numéro de Vie Secrète.

Il fit un chèque, remplit le bon de commande, dénicha une enveloppe un peu fatiguée, entre deux piles de Club pour hommes, écrivit l'adresse, y glissa le chèque (il vérifia encore qu'il était bien rempli, et signé), voulut fermer l'enveloppe mais se rendit compte que son timbre ne tenait pas bien. Malheur! Le timbre allait se barrer quelque part sur le trajet du courrier, la commande ne parviendrait pas au destinataire, il y aurait retour à l'envoyeur et, du coup, adieu les lunettes!

Mais Momo était finaud.

Il se branla en pensant à sa conseillère Pôle Emploi, une petite jeune dans les vingt-cinq ans, un peu déprimante avec sa mine de pépette qui rigole jamais, mais alors bonnasse de chez bonnasse.

Momo éjacula sur le timbre qu'il colla sur l'enveloppe. Concrètement, ce fut Marianne, cette salope jacobine, qui se morfla le bukkake. Momo laissa sécher. Jadis, il avait entendu parler de la "colle Bombard", en souvenir d'Alain Bombard qui, lors de sa traversée de l'Atlantique en solitaire, sur un zodiac, colmatait de petites perforations du canot grâce à son propre sperme, substance réputée très adhésive.

Exact, ça fonctionnait bien.

Sauf que Momo était une bite en anglais. Il ne se rendit pas compte que, dans le texte de la pub, la phrase you seem to be able to look right through the flesh apportait une nuance de taille. Seem, c'est "sembler". "Vous avez l'impression de voir à travers le corps." Il ne prit pas garde non plus à l'évidence: an hilarious optical illusion. Non, Momo ne pensait qu'à se payer de l'érotisme pour pas cher, des cheap thrills, comme on dit. Et puis, si nous poursuivons la lecture de la fameuse phrase, que voit-on ensuite? ... and see the bones underneath. Ca signifiait tout simplement que Momo n'allait pas se mettre à bander devant de la chair appétissante, ou de la barbaque de vieille (Momo était très large d'esprit), mais devant des squelettes animés, puisque bones désigne l'ossature. Underneath, "en dessous", c'est même pas la peine d'en parler. Momo était au-dessus de ça.

Une semaine plus tard, Momo retira un colis de sa boîte aux lettres. Il vérifia l'adresse de l'expéditeur: c'étaient ses lunettes! Fébrile, il appela l'ascenseur; il ne tenait plus en place. Il n'était pas seul à attendre. Dans la cabine, la montée jusqu'à son étage fut une douloureuse épreuve pour ses nerfs. Il se retrouva avec un couple de gens d'un certain âge, très correctement mis quoique de façon simple. C'étaient les culs bénis du septième, monsieur et madame Chais-pus-comment. La cabine était un peu étroite, le couple de retraités fit un peu de place pour Momo après lui avoir dit bonjour du bout des lèvres. Ce type, là, ce Momo, les deux ne savaient pas non plus son nom exact, mais ils savaient que c'était un bon à rien, un alcoolique. 

Dans la cabine se trouvait aussi le trader. C'est comme ça qu'il le surnommait, ce connard en costume-cravate, cette espèce de sursinge à qui tout semblait réussir et qui te regardait toujours comme si tu étais une flaque de vomi. Momo lâcha une louise astrale. La cabine fut immédiatement empuantie. Les autres ne mouftèrent pas mais leurs nez se froncèrent visiblement. En sortant sur son palier, Momo dit, sans se retourner: "Y en a vraiment qui se gênent pas." 

De nouveau dans ses quartiers, il éprouva les plus grandes difficultés à défaire les rubans d'adhésif (plus besoin de colle Bombard, là) qui scellaient fermement le colis. Momo prit des ciseaux, tailla un peu dans le tas, en faisant tout de même attention à ne pas faire un destroy involontaire sur le contenu qu'il savait tout proche, si proche. La béatitude des corps nus. Enfin, il put ouvrir. Un reçu, un emballage de gaze contenant les fameuses lunettes. Ca y était. Après toute une semaine d'attente... 

La monture, c'était du plastique de merde de couleur gris pâle, la forme rappelait les années cinquante-soixante. Taille standard, ça faisait un peu mal derrière, au niveau des oreilles. Momo chaussa la monture. Rien. Les lentilles, une espèce de plexiglass pourri qui avait tendance à brouiller les contours de ce sur quoi les yeux se posaient. Momo fronça les sourcils, se concentra sur son nouveau superpouvoir, sa vision x.

Mais ça venait pas.

Ça venait pas! En proie à une angoisse grandissante, Momo regarda ses mains, sa queue, les murs, tout. Rien. Il ne voyait pas au travers. Il ressortit en toute hâte, marcha comme un fou dans les rues, pénétra dans des commerces, le regard halluciné. Les gens le dévisageaient curieusement. Mais rien, rien. Pas de corps révélés dans l'excitante et inconsciente nudité de la sociabilité diurne. Rien.

Momo repartit chez lui, les larmes aux yeux. Il comprit qu'il s'était fait arnaquer. Il avait envie de casser la gueule à quelqu'un, n'importe qui, le premier qui viendrait l'emmerder pour ci ou ça. Ou alors de voir le monde se désagréger en un ignoble coulis, et de le suivre. Mais Momo ne croisait pas grand monde dans sa vie, hormis dans les ascenseurs. Et rien ne coulait vraiment du béton millénaire et de la solitude en étages. Dehors, le ciel était gris. La journée passait son chemin.

Momo demeura longtemps flasque sur son clic-clac à moitié défoncé.


A l'aide d'un drap, il se pendit dans son studio; ce fut sur les 17h45, d'après l'enquête.

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