GROSSE
SALOPE : c’était écrit en lettres énormes sur le tableau. En ces
années (quatre-vingt), les tableaux blancs n’étaient pas encore
utilisés. Quant à parler de « tableaux interactifs », cela n’eût
même pas été possible car l’expression n’existait pas. Donc
nous avions les fameuses planches noires qui, bien souvent, étaient
d’un vert plus ou moins profond, glauque, comme on dit. Les salles
de cours n’étaient pas fermées à clef, en tout cas pas en
journée. Aucun matériel sensible n’y était entreposé, sauf pour
la physique-chimie et les « sciences naturelles ». Les langues
étrangères aussi, éventuellement. Mais qui serait allé voler les
magnétophones à deux balles ou, dans d’autres pièces, les
gigantesques cartes géographiques, administratives, géologiques qui
recueillaient tristement la poussière, enroulées sur elles-mêmes,
empilées dans des angles perdus de ce pédagodrome confessionnel où
j’étais scolarisé? Qui serait allé dérober une équerre géante?
un compas surdimensionné ? Certains doivent se dire : « Toi, Paul
Sunderland, tu l’aurais fait.» Hé hé. Je l’ai peut-être fait.
Sauf que je ne l’ai pas fait. J’avais d’autres préoccupations
en tête.
Les
équerres, les compas, les rapporteurs et les grosses salopes. Cela
s’était passé en salle de mathématiques, justement. Qui avait
écrit cela ? Je ne l’appris jamais. En entrant dans la pièce,
nous vîmes et comprîmes tous que l’insulte était destinée à la
prof. Intérieurement, je me marrai. Je n’avais rien contre elle,
je la trouvais même assez sympathique ; pas très âgée, elle avait
un côté grande gueule et, effectivement, l’air d’une bonne
grosse jouisseuse. Je l’imaginais bien dans des baises frénétiques,
en privé. Seulement, ce jour-là, elle ne dit rien. Elle garda
quelques instants une moue de déplaisir, sans pouvoir protester.
Aucune allusion à sa personne n’accompagnait les mots GROSSE
SALOPE. Mais c’était puissant comme un message publicitaire (pas
du tout subliminal celui-là), cependant une seule personne était
visée, et la destinataire avait très bien capté. Je me posai bien
sûr la question : était-ce un élève frustré à la suite d’une
mauvaise note, d’une mauvaise remarque sur une copie, d’une
sanction peut-être ? Ça ne pouvait venir que d’un élève mais,
réflexion faite, je n’en avais pas la preuve.
Voilà,
c’était un établissement catholique. Tout le mode s’aimait
bien, hein. Ha. Cela me faisait rire, moi le réfugié des camps
d’endoctrinement socialocommuniste. Seulement, c’est partout
pareil, je commençais alors à m’en rendre compte. Redoutablement
perspicace et précoce dans sa façon de dénuder les êtres et les
institutions, le jeune Paul. Donc très vite marginalisé, mais on
connaît l’adage : c’est la marge qui fait tenir le cahier.
GROSSE
SALOPE. Ça sentait la signature femelle à plein nez, ce truc. Je n’avais pas
de preuves (comme si je devais être un limier),
en revanche j’étais déjà doté d’une intuition dérangeante.
C’était donc un collège/lycée de femelles, je veux dire :
d’esprit femelle. De la catéchèse, des célébrations à la
chapelle et des bons sentiments à ras la gueule mais l’illusion ne
dura pas longtemps, en ce qui me concernait. C’était d’abord de
l’humain, tout ça. Je n’ai bien entendu rien contre les crucifix
(d’une grande et immédiate utilité dans certaines circonstances
très précises), je suis même mort et ressuscité dans le Christ,
comme beaucoup de mes condisciples de l’époque (et de toutes les
époques). Mais les crucifix n’ont jamais empêché de se vautrer
dans les petits et gros tas d’immondices. Après tout, c’est
peut-être un aspect de cette liberté que Dieu nous donne à chaque
instant, puisqu’Il nous aime.
La
liberté dans un bahut de gonzesses, j’ai vu très vite où ça
menait. Endokrine était blonde et portait les cheveux assez courts.
Elle était assez grande, bien gaulée et avait de gros seins.
Hébergée à l’internat de filles comme un certain nombre de ses
camarades (le vendredi soir, les trois quarts d’entre elles
retournaient à Paris, qui n’est pas très loin), elle avait fini
par tourner gouine. Quasiment à chaque pause du milieu d’après-
midi, elle me demandait gentiment de lui prêter mon tube d’UHU,
puis elle prenait par la main sa copine Emmanuelle en lui disant tu
viens, on va aux chiottes. Emmanuelle ne se faisait jamais prier.
Certaines profs, d’un air résigné, les regardaient partir.
D’autres ne faisaient pas attention. Emmanuelle était plus menue
que Endokrine, ses cheveux châtains étaient toujours en queue de
cheval. Elle aussi était très jolie. Quand elles revenaient,
Endokrine me rendait mon tube avec un petit sourire et un
remerciement. Elles étaient correctes avec moi : le tube était
toujours clean, sec, et ne sentait jamais. Un jour qu’on
nous demandait ce que nous comptions faire plus tard, je répondis
d’un air très sérieux, quand vint mon tour, que je voulais être
proxénète. Je me fis bien entendu conspuer. Les gens ne comprennent
pas l’humour mais il est vrai qu’avec moi, nombreux sont ceux qui
me confient encore aujourd’hui qu’ils ne savent jamais vraiment
si je plaisante ou si je pense ce que je dis. Ce jour-là pourtant,
un copain, le punk de la promotion (un garçon très intelligent mais
tout aussi mal vu que moi), comprit parfaitement et éclata de rire
en criant bravo Paulo ! J’aimais bien choquer les faux-culs. Je
savais m’y prendre car, piteux mathématicien (cela ne m’empêchait
pas d’apprécier la plupart de mes profs de maths), je compensais
très largement dans la connaissance des lettres et la frappe
chirurgicale linguistique.
Un
matin, arrivé plusieurs minutes avant la sonnerie du début des
cours (j’étais très rarement retardataire), je trouvai Endokrine
assise seule dans un coin, en train de chialer. Immédiatement, je me
dis qu'on avait encore droit à un psychodrame. Elle était vraiment en
larmes et elle resta ainsi toute la matinée, sans faire de bruit,
sans se faire remarquer aucunement. Du coup, je révisai mon
impression et pensai qu’elle venait peut-être d’apprendre un
deuil dans sa famille. Je n’eus pas envie de lui parler. Que lui
aurais-je dit ? Elle m’aurait probablement envoyé chier. Et puis
je sus le fin de mot de l’histoire. Des conversations entendues à
la pause me le permirent. Endokrine avait fait venir un mec dans sa
chambre la nuit dernière à l’internat, et les deux avaient été
surpris, apparemment au beau milieu de leurs ébats, par la maîtresse
d’internat, la mal aimable, mal ménopausée madame C. Le type
était un bidasse de la caserne d’à côté. Salut les bidasses !
Des
précisions s’imposent. L’établissement était (est toujours) un
vaste domaine à la sortie de la ville, partiellement construit,
partiellement boisé, coincé entre deux avenues. On y enseigne de la
maternelle à la Terminale, dans les filières générales ainsi que
professionnelles et technologiques. Avec le bois, plus un stade et un
internat installé dans un bâtiment spécifique, cela couvre pas mal
de terrain. L’entrée des élèves ne se faisait que d’un côté
(cela n’a pas changé). De l’autre, la chaussée n’était pas
franchement praticable pour les piétons car elle était assez
large et les véhicules y passaient rapidement, y compris les poids
lourds qui ne voulaient pas se diriger vers le centre-ville et
préféraient contourner l’agglomération. Une base militaire se
trouvait en face, à la lisière d’une grande forêt domaniale,
installation du Génie de l’Air étirée sur plusieurs centaines de
mètres du côté de la route, avec son contingent d’appelés en
rut. Aujourd’hui, cette base n’existe plus ; elle a cédé la
place à des projets immobiliers dits de
standing.
Mais à l’époque, c’était connu, on voyait souvent des bidasses
longer la bordure de leur enceinte, derrière un solide grillage,
dans l’espoir de surprendre des nanas du collège et du lycée,
toujours les mêmes, qui venaient les chauffer. Côté lycée, le
grillage était ancien, rouillé, il terminait la zone arborée. Il
existait aussi une grille d’entrée, en principe à l’usage
exclusif des véhicules à moteur. La grille n’était pas non plus
de première jeunesse et une personne dotée d’un minimum de
muscles et de souplesse pouvait la franchir avec la plus grande
aisance.
Evidemment,
la plupart des jeunots de la base étaient très fiers de leurs
performances sur le parcours du combattant.
L’un
d’entre eux, n’en pouvant plus de sentir sa bite en feu devant
cette pétasse d'Endokrine, franchit le Rubicon et parvint à ne pas
se faire aplatir par un routier. Devant cette garce, il a dû jeter
aux orties son obligation de retour à la base. Ou alors il se dit
qu’il tirerait son coup tranquillement et qu’il serait rentré
avant l’heure limite. A moins d’être très très con, il n’a
pas pu ne pas penser aux risques qu’il courait avec la hiérarchie
militaire jamais commode devant ce genre d’incartade. Mais con, il
l’était peut-être, je ne sais pas. Je suis sûr qu’il a voulu
se la jouer Rambo. Le genre t’inquiète pas, je suis super
entraîné, je peux pas me faire choper. Il a quand même fallu
qu’ils pénètrent dans l’internat, les deux. Ah, « pénétrer
». Je n’ai pas fait exprès. La bâtisse était grande et
vénérable, jadis elle avait appartenu à un représentant de la
noblesse locale (comme tout le domaine, en fait). Le sous- sol, que
je visitai à plusieurs reprises, était un bric-à-brac
indescriptible de matériel scolaire au rebut. Le rez-de-chaussée et
le premier étage étaient occupés par les salles de cours et de
travaux pratiques des filières professionnelles. Puis tout le reste,
au-dessus, n’était que chambres d’internes. Si feu monsieur le
baron de S. avait su de son vivant qu’une nuit, sa demeure
servirait de baisodrome... Endokrine, en définitive, était plus
bisexuelle que lesbienne. Mais je suis convaincu qu’elle bénéficia
de complicités. Hormis l’approche par le bois, relativement facile
malgré l’obscurité, il fallait bien se faire ouvrir des portes,
gravir des escaliers, franchir probablement des points de passage
dangereux à cause de la rêche C. qui, d’ailleurs, pouvait
également se livrer à des patrouilles. Ces détails, en fait, je ne
les connais pas. Et puis, je ne suis jamais monté dans cet internat,
même de jour. Je n’avais rien à y faire, il n’y avait là
aucune excuse possible à ma curiosité pourtant inlassable. J’en
reste donc aux conjectures. Mais je suis certain que cela avait été
préparé d’avance, avec l’aide d’autres internes. En fait,
j’imaginais là-dedans pas mal d’orgasmes solitaires ou non,
muets à en crever d’asphyxie de peur de se faire entendre de la
vieille.
Manifestement,
cette nuit-là, il y eut des vocalises. C’est que ça devait pas
mal changer du tube d’UHU. Conjectures à nouveau, mais je tiens
pour avéré que la mère C. débarqua soudain comme une folle dans
la chambre, que le bidasse en chaleur eut à peine le temps de se
renculotter, et qu’il sauta par la fenêtre. J’aimerais savoir en
revanche si, du deuxième étage où se trouvait la chambre, il se
prit pour l’homme qui valait trois milliards. Toujours est-il
que le mec se cassa une jambe à l’atterrissage. C’était réglé.
Les gendarmes, gueules d’enterrement de première classe mais
secrètement hilares, accompagnèrent jusqu’à l’hôpital civil
l’ambulance (tout aussi bidonnée intérieurement). Je n’ai
jamais su ce qu’il s’était morflé pénalement parlant, mais je
pense qu’il eut droit au traitement complet, surtout de la part du
colonel de la base et de son commandant de compagnie (le juteux
devait suivre, logiquement).
Endokrine
se prit dans la tronche un beau petit conseil de discipline mais ne
fut pas exclue de l’établissement. Même sous contrat avec l’Etat,
un lycée privé a besoin du fric des parents pour sauver ses fesses.
Alors on ne vire pas, même pour une histoire de baise. Il valait
mieux faire porter le chapeau à la maîtresse d’internat, qui fut
privée de télévision pendant deux semaines ouvrables.
Ayant
découvert qu’elle n’était pas lesbienne à strictement parler,
je commençai à bander pour Endokrine. J’y passai des heures de
branlette, m’imaginant dans des plans à trois avec sa copine
Emmanuelle, réfléchissant à des tactiques d’approche pour
concrétiser tout cela. Las, échaudée par sa mésaventure, cette
GROSSE SALOPE d'Endokrine repartit de plus belle dans sa pratique du
tube de colle et, jusqu’à la fin de cette année scolaire, je dus
me contenter de regarder mélancoliquement, chaque soir dans ma
propre chambre, le cylindre jaune des moiteurs inaccessibles.
Ah navré, je suis trop radin.
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