Mes
yeux s'ouvrent. Je perçois du sombre, et la masse de ma tête,
cerveau, cheveux, sang, se déporte d'une façon curieuse, sans que
je remue. Je suis probablement plié dans une position bizarre. Je
concentre ma pensée sur le cou, les vertèbres cervicales : je
ne sens rien pour l'instant. Dans quelques secondes je vais déplacer,
lentement, très lentement, ma carcasse. Une jambe ankylosée. La
gauche. Mes yeux se referment. Je bâille. Doigts. Mains. Creux dans
du mou, au bout des ongles. Terre, gravier. Il ne fait pas froid. Le
crâne contre de la pierre un peu froide, en revanche. Je réactive
les paupières. Tout se concentre vers la barre de migraine qui me
traverse le front. Je me détache du minéral rugueux, redresse
lentement la colonne vertébrale. Non, pas de torticolis. C'est plus
au niveau du front, me dis-je, quand soudain, je change d'avis. Non,
c'est au niveau du bide et de la vessie. Ça doit être dû à mes
mouvements, pourtant décomposés. Chier, pisser. Impérative,
urgentissime poussée de scories brûlantes. Je regarde à gauche et
à droite. Je suis seul, je pense, dans un espace sombre. Des deux
cotés, à une dizaine de mètres, des trouées pâles. Des rumeurs,
au loin. Je baisse précipitamment le froc, le slibard, je me désape
tout le bas, cul à l'air je fais quelques mètres à tâtons en
suivant un mur (celui contre lequel je comatais), et je lâche tout.
Jamais je ne me suis senti aussi bien, dans cette expulsion à
l'écart des dispositifs prévus. J'ai l'impression que ça ne va
jamais s'arrêter, cette déferlante de résidus organiques. Mon cœur
s'apaise, descend en dessous des soixante battements par minute, ma
migraine disparaît, ma concentration est totale. Je n'ai presque
plus besoin de respirer. Je le fais quand même, et je dois dire que
c'est assez réussi, comme fragrance. Je repars en arrière, finis
par retrouver mes fringues.
Et
ma sacoche. Je parviens à trouver les ouvertures, farfouille à
l'intérieur. Ma bouteille de whisky américain. Je ne la discerne
pas vraiment mais au poids, je constate qu'elle est vide. Que je l'ai
vidée. Ou presque. PQ. J'ai aussi un gros rouleau de PQ dans ma
sacoche, quand je pars en expédition. C'est ça que je cherche. Je
m'essuie, laisse tomber le papier usagé. Un peu sur ma droite, je
retrouve mes jeans et le slip encore calé dedans. Les chaussures,
c'est un peu difficile, je les ai fait voler. Je marche en
chaussettes, de temps en temps un pied se pose sur un gravier trop
gros pour sa plante, et je grimace. J'ai lancé mes targettes vers la
paroi d'en face. J'essaie de ne pas me claquer la gueule contre. Mes
mains finissent par la toucher. Je repars au niveau du sol. J'espère
ne pas poser les doigts sur des seringues et des préservatifs
usagés. Première chaussure. Je tâte. C'est le pied droit. Je
l'enfile. La gauche, je la retrouve cinq minutes plus tard. Je peux
me déplacer plus vite, à présent. Pour la sacoche, c'est bon, je
l'ai passée en bandoulière.
À
présent, j'ai le choix entre l'une ou l'autre des pâleurs
latérales. Je me dirige vers celle d'où j'entends venir une rumeur.
L'à-plat vaguement luminescent s'agrandit. Je sors la tête d'une
espèce de pont. Mais là-dessous, et à l'extérieur non plus, je ne
discerne ni chaussée carrossable, ni voie ferrée. Comme si
l'ouvrage était à l'abandon. C'est au-dessus que les trains peuvent
passer. Le pont se situe dans un terrain vague, une friche à
l'abandon encaissée dans une cuvette artificielle, en contrebas
d'une route, ou d'un ensemble de routes. Il y a de la terre, des
végétaux, de la rouille, des choses délaissées, des ampoules
électriques solitaires, çà et là aux flancs d'entrepôts
mystérieux, qui brillent pour que je les regarde briller, mais pas
plus.
La
mémoire me revient. C'est la route qui mène au Pont de l'Europe. La
rumeur, ce sont les véhicules, surtout des poids lourds, qui ne
cessent de circuler dans une direction, dans une autre. J'ai encore
torché comme un chef. Je m'émerveille d'être allé échouer dans
le dernier endroit où un être humain peut aller, après une journée
d'intense et gratifiante activité intellectuelle. C'est mieux que
les bars. Ici, c'est fait pour moi. Par contre, je ne me rappelle
absolument pas les différentes étapes du circuit qui m'a mené
jusqu'au profond de ce pont trop loin. C'est que je devais être
encore bien entamé. Je sais juste que je m'y suis rendu à pied, et
seul. Comme de coutume.
Il
fait doux. Je lève la tête vers des étoiles magnifiques qu'aucun
orange sodium de lampadaire ne pourra jamais occulter. C'est
tellement profond dans la hauteur, et en même temps je touche le
ciel du doigt. Je suis fou. Je bois au bout de nulle part, et je nage
dans l'univers, sans me perdre. Il suffit juste que j'aille chier, au
préalable. La sonnerie de mon téléphone me fait redescendre.
J'ouvre à nouveau ma sacoche. Je ne sais pas l'heure.
—
Paulo ?
Paulo ! Mais putain t'es où, qu'est-ce que tu fous ?
—
Allo ?
—
Putain
on te cherche partout ! C'est Mike ! T'es où ?
—
Ben,
euuhhh, je sais paaas, euh, du côté du Pont de l'Europe, un peu
avant. Côté français, a priori.
—
« A
priori », mouais. Tu t'es encore défoncé la tronche. T'as
fait ça encore dans quel trou du cul de zone ? Tu pouvais pas
nous prévenir ? On y serait allés avec toi !
—
La
Voie Lactée me parle, Mike. Elle me dit que je ne dois pas me
prosterner devant elle, mais devant Dieu seul. Cependant, elle ne
m'interdit pas l'émerveillement devant sa beauté, car elle aussi
est créature de Dieu.
—
OK
Paulo, t'es chaud. Ecoute, démerde-toi pour trouver un tronçon de
route, repère-toi et rappelle-moi, je viens te chercher. On t'attend
pour la conf', t'as pas oublié ?
—
J'ai
mes notes dans ma sacoche, Mike, je suis opérationnel. À tout de
suite.
Sous
le pont, ça ne passait pas. Je marche vers un remblai. Quatre
silhouettes que je n'ai pas vues venir m'encadrent. Tout va bien. Ce
sont des amis gitans. Comment sommes-nous devenus amis ? Comment
ont-ils su que je serais là, et à cette heure ? Ce sont les
Gitans. « On va te raccompagner jusqu'à la route », fait
le plus âgé, celui qui est devant moi (les trois autres
m'entourent, un à gauche, un à droite, le dernier ferme la marche).
Nous rejoignons l'asphalte sans forcer. Je les remercie, dis comme
d'habitude que je ne mérite pas leur gentillesse, que je suis navré
du dérangement... « Ne raconte donc pas de conneries », fait
l'aîné. Serrage de louches. Je marche vers un arrêt de bus. J'ai
mon point de repère. En composant le numéro de Mike, je les entends
qui s'éloignent, et la voix du vieux, à un des autres : « Tu
vois, c'est un homme des dernières heures, mais lui, il voit dans la
nuit, dans toutes les nuits. »
L'heure
n'a pas d'importance. Il est des lieux qui ne ferment jamais. Il faut
apprendre à les trouver, à gagner sans triche le droit d'y entrer.
La conférence. Elle porte sur les origines et survivances atlantes
de la culture nord-américaine. Je parlerai de la nostalgie de
l'Eden, du protestantisme et d'Edgar Cayce. Sera également abordée
une archéologie amérindienne assez intrigante. Je vais prononcer
gratuitement cette conférence, et toute solennité déplacée en
sera absente. Ce n'est pas une question de célébrité. Il y aura
beaucoup, ou peu de monde. Les gens qui doivent être là seront là,
cela seul compte. Quelque part dans la galaxie, nous aussi nous
sommes en vie.
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