Sur
la photo, un gamin de sept ou huit ans, il sourit, son visage est
mince, pas encore ratissé par l’âge et les intempéries. Il est
affublé d’une horrible coupe en bol bien typique des années
soixante-dix. Typique également de cette époque, par-dessus un pull
rouge, une chemise en col « pelle à tarte ». Si l’on
néglige ces détails, c’est tout de même un enfant charmant.
Et
puis cette morve qui lui dégouline du pif est un plus indéniable.
Une question se pose : a-t-il conscience de la magnifique
chandelle qui lui pend du nez ? Parce qu’elle est
particulièrement réussie. Un chouette filament blanchâtre,
vaguement translucide. Et lui, il sourit comme un con. Soit il s’en
est aperçu et par malignité infantile (cette force redoutable), il
choisit dès cet instant, dès ce très jeune âge, de choquer son
environnement. Ou alors il est vraiment con, insensible, distrait, et
il ne s’est rendu compte de rien. Ce n’est pas une photo de
classe. Il n’y a pas de morve sur les photos de classe. Le mec qui
se déplace pour ça, c’est du style « Tu sais pas où la
mettre, ta parka ? Tu l’accroches à mon nez ! » Il
n’ajoute pas « crétin » mais le cœur y est, tellement
il adore photographier des… morveux, des mal torchés dans les
groupes scolaires. Lui qui, dans sa jeunesse, rêvait Studio Harcourt
et tout ça. Bref. Le môme, là, a été pris dehors, dans une cour,
avec un jardin derrière lui et plus loin, un fond de barres HLM. Pas
de vue plongeante, le photographe était à genoux pour se mettre à
sa hauteur, ou alors c’était quelqu’un de son âge.
La
deuxième hypothèse est la bonne. Celui qui a pris ce cliché,
c’était un gamin qui faisait semblant de m’aimer, ou qui aimait
me détester, à cause de mes bons résultats scolaires. Je me
souviens très bien de lui (mais je ne sais pas ce qu’il est
devenu). Ma coulée de morve de ce jour-là, en revanche, ne m’évoque
strictement rien. Ai-je éternué ? Quelqu’un de charitable
est-il venu me moucher ? Le truc est-il tombé tout seul ?
N’ai-je ressenti aucun poids, aucune force gravitationnelle
localisée entre mon nez et le sol ? Aucun chatouillis ?
Mystère. En tout cas, mystère aujourd’hui, alors que je te
raconte tout ça.
Ce
n’est qu’à l’adolescence que je suis devenu le Silver Morveur
(le Morveur d'argent).
La
prof de maths m’a envoyé au tableau. Je suis un gros blaireau en
maths, je l’ai toujours été, mais elle ne le sait pas encore. Je
suis au début de mon année de Seconde générale, « tronc
commun ». Dans la partie collège de l’établissement où je
suis scolarisé (c’est un établissement privé sous contrat qui
regroupe tous les cycles d’études), on sait que je suis perdu pour
la pensée scientifique. Mes camarades de classe le savent et
maintenant qu’ils arrivent à l’âge où on commence à se la
péter, ils en profitent pour me distiller gratuitement leur jovial
mépris. Si tu n’es pas un matheux, si tu n’es pas un
scientifique dans l’âme, si après ta Seconde Tronc Commun tu ne
te fais pas inscrire en Première C, tu es un bohémien. Même le bac
D (on dit encore comme ça, en cette première moitié des années
quatre-vingt), c’est limite acceptable. La lèpre sociale s’attrape
très jeune. Qu’ils ne se plaignent pas, je pourrais en plus de ça
être du genre à lâcher des louises. Mais non. Je suis juste un
connard de littéraire-linguiste. Et puis alors j’ai ce problème
d’allergies pour un oui pour un non. Je peux avoir de longues et
fatigantes crises d’éternuements.
La
prof de maths, une petite jeune pète-sec, ne sait rien de tout cela.
Elle ne sait pas qu’elle va galérer autant que moi, peut-être
encore plus que moi, pour que j’arrive au bout de cette fonction à
résoudre. Elle m’a désigné au pif (si je puis dire), histoire de
se faire une idée des compétences des uns et des autres, dans ce
groupe qu’elle découvre (elle n’enseigne qu’en second cycle).
Ceux du collège, qui en majorité m’ont suivi dans
l’établissement, pouffent discrètement lorsque ses yeux se posent
sur moi et qu’elle me dit : « Vous. »
Elle
ne sait pas non plus qu’elle me fait bougrement bander. Sauf que,
debout au tableau, je ne bande pas. Question de correction. Mais ce
n’est pas évident, de près je vois qu’elle porte un
soutien-gorge noir, la garce (j’adore les soutiens-gorge noirs).
Bien sûr, je suis absolument incapable de résoudre sa connerie de
fonction, je ne sais même pas par où commencer (si, quelque chose
comme « le domaine de définition » mais je ne sais pas
ce que ça veut dire, je balance ça comme une formule magique pétrie
de superstition et d’ignorance), je ne comprends pas à quoi ça
pourrait me servir dans l’existence. J’ai certainement tort, à
l’époque, de tenir ce raisonnement. Enfin bon. Tous les autres me
regardent, et je sens bien l’impatience de certains et je peux
presque entendre les commentaires dans certains cerveaux :
« Mais quel con. »
Et
puis soudain je sens que je vais éternuer. Je ne sais pas si c’est
à cause de la craie, mais la vague qui s’approche est invincible.
C’est comme si tout autour de toi était suspendu, hormis la
vitesse privée de ta propre déconfiture, dans l’immédiat de ta
perception. Je n’ai même pas le temps de m’emparer du tire-jus
qui ne me quitte jamais, j’arrive à peine à pivoter la tête pour
que la prof ne morfle pas, et le truc part, c’est une putain de
déflagration, le tableau ramasse en partie, en plein milieu de la
fonction, un mouchetis d’étoiles sombres sur le vert glauque de la
surface mal essuyée. Le plus beau, ça reste quand même l’espèce
de proboscis gluante qui se balance mollement au bout de mon nez. Cri
de scandale dans la pièce, les filles poussent des plaintes
d’écoeurement, une ou deux manquent gerber. La prof, révulsée,
me crie « co-chon ! co-chon ! » en détachant
bien les syllabes. On peut laisser tomber le problème à résoudre,
c’est quelqu’un d’autre qui va tenter de s’en charger. Je
retourne m’asseoir en tentant de faire disparaître ma trompe en
jus de tarin, je sais que je suis grillé pour le restant de l’année
scolaire et peut-être davantage, mais au lieu de rougir de honte, de
m’enfuir les larmes aux yeux, je décide que je vais assumer tout
ça. Je décide, à tort ou à raison, que je suis entouré de
glandus Chevignon-Hermès et qu’à partir de ce jour je prendrai un
malin plaisir à me raser un jour sur trois, à laisser mes cheveux
tomber sur les oreilles et à porter, aussi souvent que la clémence
du temps le permettra, des baskets à fermeture scratch. On me
rangera dans la catégorie sale individualiste, espèce de monstre,
ridicule binoclard de service, intello et space, je m’en branle.
Désormais je peux éternuer autant que je veux, me dis-je.
Eh
bien non, pas tout à fait.
Quelques
années ont passé. Stéphanie est dans une fac littéraire mais elle
m’a dit un jour qu’elle n’aimait pas lire. J’ai failli lui
demander ce qu’elle foutait là-bas mais je me suis abstenu.
Stéphanie n’est pas très belle, sans être une mocheté. Elle n’a
aucun look. Elle est fade. Elle n’a pas beaucoup de seins. Taille
moyenne, mince, avec des hanches un peu larges, grande bouche,
lunettes, cheveux châtains portés assez courts. Comme on dit, elle
ne se met pas en valeur. Dès qu’elle m’aperçoit dans un
couloir, un amphithéâtre, une salle de td, elle s’approche, vient
s’asseoir à côté de moi ou pas loin. Stéphanie, qui semble
timide, ne se révèle pas une championne de la conversation. Ca
tombe bien, moi non plus car je ne vois pas trop ce que j’aurais à
lui dire. Je ne vois pas trop ce que j’aurais à dire tout court,
d’ailleurs. Elle n’aime pas lire, je n’aime pas parler. Quel
couple. Enfin, couple si on veut ; le « on » en
question est un autre couple, consciemment et sciemment formé
celui-là, deux amis de Stéphanie. Je les connais aussi, ils ne
s’écartent pas trop de moi. Ils vont même jusqu’à discuter
avec moi. Il se peut que j’y sois pour quelque chose car en
quittant le lycée, j’ai également laissé derrière moi (la
plupart du temps) les scratch, les cheveux mi-longs mi-gras et le
menton pas rasé. Je suis malgré tout connu pour mon nez sensible,
la violence de mes éternuements et une sorte de bizarrerie générale
difficile à définir, bizarrerie que j’entretiens ponctuellement
par des trouvailles, des opinions légèrement décalées. Je finis
par avoir la conviction que Stéphanie n’a pas de mec et que ses
deux copains essaient de la placer. Ils tentent le coup avec moi. Un
lot de consolation féminin et un lot de consolation masculin
ensemble, ça va peut-être marcher. J’avoue, là je leur fais un
procès d’intention rétrospectif. Ils ne se sont peut-être jamais
tenu ces propos. Mais, à cette époque aussi, j’ai la tête
ailleurs. Je biberonne du Lovecraft. Poe est sur ma table de chevet,
Barbey d’Aurevilly me fascine avec ses gonzesses tragiques. Bref,
je manipule tout l’attirail du jeune homme en pleine initiation
littéraire (quoique d’un genre bien particulier, comme le montrent
ces exemples pris dans mes favoris).
Un
soir, on va dans un café, les quatre. Gentille programmation rock,
beaucoup de Zappa le Wazoo, Oncle Djihad, tout ça, bien. Je m’emmerde un peu
mais fais bonne figure. Stéphanie est assise en face de moi et je
suis persuadé d’une chose : elle veut que je lui fasse du
pied. Je ne lui fais pas du pied. Elle envie de moi. Je n’ai pas
envie d’elle. A la fermeture, on se dit salut à demain (ou à je
sais plus quand), je suis sobre, je n’ai bu qu’une ou deux
bières, je vais rentrer à pied. On se serre la main, on se fait la
bise. Stéphanie s’approche de moi, ses lèvres effleurent les
miennes, elle ne dit rien. Et soudain. Soudain. Ca me monte au nez et
j’explose. Cette fois, pas le temps de détourner assez vite la
tête. Flouac ! Giclée faciale pour Stéphanie, je m’excuse
maladroitement, déchiré entre la honte et un fou rire que je tente
de circonscrire à mon estomac. On rit tous quand même un peu, ha
ha, non c’est pas grave, t’inquiète pas, dit-elle en s’essuyant.
Les
jours et les semaines suivants, Stéphanie ne me dira plus bonjour
que de loin, ou en coup de vent, toujours pressée de se rendre
ailleurs dès que je serai dans ses parages. Elle doit aller voir
quelqu’un, elle a un truc à faire, etc.
De
toute manière j’ai terminé la fac et je quitte la région.
Parfois,
quand je dors sur le côté, ça s’accumule dans une narine et la
pression est suffisamment forte pour me réveiller. Ou pas, ça
dépend. Quand ça ne me réveille pas, ça finit par me couler sur
le menton, ça sèche et le matin je découvre un filament croûteux,
comme si un escargot de l’horreur avait rampé sur un peu de ma
gueule. Sinon, quand ça me réveille, c’est pénible, l’autre
narine est complètement dégagée, elle. Tout est concentré sur un
côté. Alors je me retourne, je laisse la masse se répartir dans
toutes les cavités. Je peux aussi racler, et soit je me lève pour
cracher, soit j’ai la flemme de sortir du lit et j’avale le truc.
Je peux aussi me moucher. L’important, c’est que ça ne coule
plus, que je n’aie plus mal dans le nez.
Encore
plus tard. Jessica me fait une confidence : elle m’avoue que
si elle est « nulle », c’est à cause de sa « maladie
psychique ». A me dire cela, elle me donne envie de lui mettre
une tarte pour lui faire reprendre contact avec le réel. Je ne sais
pas si elle a une « maladie psychique », comme elle le
prétend, il se peut qu’elle soit réellement un peu siphonnée. Je
pourrais le savoir avec certitude en la sondant un peu mais je ne
suis pas censé le faire car je ne suis pas thérapeute, je suis
juste un de ses profs et ne pratique pas la pêche aux révélations
de ce genre. Pas avec une élève.
Je
vois bien pourtant qu’elle n’est pas tranquille. Elle doit passer
avec moi un examen de contrôle continu (50% de son diplôme sont
constitués de « contrôles continus en cours de formation »,
le reste, ce sont des épreuves terminales). Il s’agit d’un oral
individuel d’expression en langue étrangère. Elle n’a jamais
travaillé ces matières, sur ce point c’est réellement une cave,
comme la plupart des gens à qui j’enseigne. Dans le cadre de cette
épreuve on attend d’elle qu’elle décrive et commente une image
de mon choix. Des connards d’inspecteurs pédagogiques appellent
cela « un document déclencheur de parole ». La bonne
blague. Le jour de son oral approche, elle flippe et en plus, elle se
retrouve dernière sur ma liste de passage. Elle aura le visage blanc
comme un linge, la peau de son cou portera des plaques rouges, ses
mains trembleront, elle bredouillera, sera incapable d’articuler le
moindre mot alors qu’elle sera assise juste devant moi. Je le sais.
Jessica,
Jessicaca-dans-ma-culotte, tu sais que je te baiserais bien ?
Mais je ne te baiserai pas, je ne suis pas ici pour ça. Je vais
plutôt te mettre dans de meilleures conditions d’examen. Je lui
file une image, quelque chose d’absolument inintéressant mais
susceptible de plaire aux experts de la commission de contrôle a
posteriori des certificatifs. Je la laisse réfléchir pendant un
quart d’heure, tel que cela est prévu. Elle a le nez sur son
document, elle n’écrit quasiment rien sur sa feuille de brouillon
(dûment fournie par l’administration), comme je m’y attendais.
Elle va me sortir deux mots, trois, et puis c’est tout. Elle va me
regarder et se mettre à chialer. Je ne lui ferai aucun reproche mais
ça me retombera quand même sur la gueule, on (ma hiérarchie) me
dira que je « démotive les candidats ». Sauf qu’on va
faire autrement, cette fois-ci. Je commence à l’interroger
doucement, avec des questions simples, purement descriptives. Tout en
parlant et en l’écoutant, j’ai les mains jointes devant le
visage, faisant mine d’être très concentré sur sa performance.
En réalité, une de mes mains cache l’autre qui introduit
subrepticement dans une narine un morceau de patafix jaunâtre. Une
fois la pâte bien collée sur la paroi intérieure, je l’étire
discrètement jusqu’au niveau de ma bouche. Jessica ne remarque
rien car, comme beaucoup d’élèves, elle lit ses notes et ne me
regarde pas de façon continue. Mon blob est bien en place, il adhère
parfaitement.
Soudain,
je pose une autre question avec un air très sérieux et ce faisant
je dégage les deux mains de mon visage. Je poursuis ma question, qui
est une vraie question concernant le document déclencheur de parole
(tout en ayant manœuvré je suis également parvenu à garder une
oreille attentive, car il s’agit d’évaluer les gens selon les
critères stricts, définis par le ministère). Jessica redresse la
tête, me regarde et en fait de parole, je déclenche chez elle un
cri de surprise mêlé d’une bonne grosse rigolade. Je fais comme
si je n’avais rien remarqué, avec ma fausse morve qui me pend du
nez. La voici enfin un peu plus détendue. Au final, sa note ne
cassera pas la baraque, du moins aura-t-elle sauvé les meubles en
parlant de façon un peu plus libre et spontanée, ce qui lui vaudra
juste la moyenne. Sans mon stratagème, elle était partie pour du
cinq – six sur vingt à tout casser.
C’est
loin, tout ça. On a quand même fini par me dire que j’étais un
pédagogue indigne, que j’avais trop longtemps fait preuve
d’ « insuffisance professionnelle ». Alors
aujourd’hui, depuis un bout de temps déjà, c’est sous les ponts
de la ville que je me mouche. Au printemps, avec certains pollens, ce
n’est pas franchement agréable. A la limite, je supporte mieux le
froid hivernal, à condition que ce soit sec. J’ai toujours autant
de merde dans la fameuse « sphère ORL ». Ça ne gêne
pas mes compagnons de misère, et toi non plus.
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