mardi 20 juin 2017

L'ami américain (2/2)



Et le voici donc, bien gras, sous mes yeux, posé sur une table de bois qui n'en demandait peut-être pas tant. L'ami américain. Sortant de la gare, j'ai pris l'habitude, une fois mon bordel déposé dans ma chambre, de ressortir dans la misère du dimanche soir et d'aller m'échouer à quelques mètres de mon QG de campagne, à l'accueil de ce snack où ne sont vendues que des denrées à emporter.

Je ne m'y suis pas mis tout de suite, cependant. Il y a peut-être plusieurs raisons à cela car ma mémoire me fait un peu défaut. Première possibilité : le snack n'existait pas encore. Deuxième possibilité : je me rendais peut-être (à pied) au restaurant universitaire le plus proche, qui n'était quand même franchement pas dans le quartier. Troisième possibilité : il y avait bel et bien un point-bouffe pour étudiants mais celui-ci était fermé le dimanche. Quatrième possibilité : j'ai toujours eu du mal à changer de routines (pas de rustines, hein).

Il est beau, pas cher, bien lourd, enveloppé dans son cellophane. Assis, je m'autorise une coulée de bide plus confortable en dégrafant ma ceinture et j'attaque. Non seulement, l'ami américain me cale, me fait éructer mais en plus, il représente à mes yeux un retournement conscient du désespoir contre lui-même. Oui : quitte à me retrouver tous les dimanches dans cette désolation urbaine, autant en rajouter avec du gras, autant bien explorer cette désolation plutôt que de tenter la « positivité », cette fadaise pour conseilleurs pas payeurs. Je n'avais pas envie d'aller à contre-courant.

L'ami américain est un peu une boussole, le point fixe à travers les saisons. J'ai parlé hier de mélancolie à tir rapide. C'est littéralement une question de perspective. L'avenue dont je n'aperçois pas le terme, les maisons plus ou moins basses, les constructions plus ou moins anciennes. Sur la droite, la station-service, le mur du lycée privé. Quand il fait chaud, il y a comme la montée verticale d'une souffrance, dans le sillage des flux thermiques. Toute la matière gémit en silence. Le monde est sans téléphones portables, sans internet, sans Skype ! Je ne croise personne. À peine quelques véhicules appuient-ils sur la blessure ambiante en déplaçant un peu d'air. Quand la saison est à l'obscur pour cause de soleil démotivé, tout se tasse, tout se replie froidement pas plus haut que les toitures et je me demande comment je devrais m'y prendre s'il me fallait (mais pour qui?), dans cette nuit, dans ce mou Big Crunch ontologique, retrouver d'éventuels vestiges d'une vie redescendue à l'état cotonneux de rêves anesthésiés. Oui, l'ami américain du dimanche soir me sauve.

Un de ces quatre, je vous parlerai peut-être aussi d'une amie américaine que j'ai eue, pendant quelques minutes, mais dans une autre ville et dans des circonstances différentes. Ce que je peux déjà vous dire, c'est que je ne l'ai pas mangée.







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