lundi 17 juillet 2017

Grosse salope

GROSSE SALOPE : c’était écrit en lettres énormes sur le tableau. En ces années (quatre-vingt), les tableaux blancs n’étaient pas encore utilisés. Quant à parler de « tableaux interactifs », cela n’eût même pas été possible car l’expression n’existait pas. Donc nous avions les fameuses planches noires qui, bien souvent, étaient d’un vert plus ou moins profond, glauque, comme on dit. Les salles de cours n’étaient pas fermées à clef, en tout cas pas en journée. Aucun matériel sensible n’y était entreposé, sauf pour la physique-chimie et les « sciences naturelles ». Les langues étrangères aussi, éventuellement. Mais qui serait allé voler les magnétophones à deux balles ou, dans d’autres pièces, les gigantesques cartes géographiques, administratives, géologiques qui recueillaient tristement la poussière, enroulées sur elles-mêmes, empilées dans des angles perdus de ce pédagodrome confessionnel où j’étais scolarisé? Qui serait allé dérober une équerre géante? un compas surdimensionné ? Certains doivent se dire : « Toi, Paul Sunderland, tu l’aurais fait.» Hé hé. Je l’ai peut-être fait. Sauf que je ne l’ai pas fait. J’avais d’autres préoccupations en tête.

Les équerres, les compas, les rapporteurs et les grosses salopes. Cela s’était passé en salle de mathématiques, justement. Qui avait écrit cela ? Je ne l’appris jamais. En entrant dans la pièce, nous vîmes et comprîmes tous que l’insulte était destinée à la prof. Intérieurement, je me marrai. Je n’avais rien contre elle, je la trouvais même assez sympathique ; pas très âgée, elle avait un côté grande gueule et, effectivement, l’air d’une bonne grosse jouisseuse. Je l’imaginais bien dans des baises frénétiques, en privé. Seulement, ce jour-là, elle ne dit rien. Elle garda quelques instants une moue de déplaisir, sans pouvoir protester. Aucune allusion à sa personne n’accompagnait les mots GROSSE SALOPE. Mais c’était puissant comme un message publicitaire (pas du tout subliminal celui-là), cependant une seule personne était visée, et la destinataire avait très bien capté. Je me posai bien sûr la question : était-ce un élève frustré à la suite d’une mauvaise note, d’une mauvaise remarque sur une copie, d’une sanction peut-être ? Ça ne pouvait venir que d’un élève mais, réflexion faite, je n’en avais pas la preuve.

Voilà, c’était un établissement catholique. Tout le mode s’aimait bien, hein. Ha. Cela me faisait rire, moi le réfugié des camps d’endoctrinement socialocommuniste. Seulement, c’est partout pareil, je commençais alors à m’en rendre compte. Redoutablement perspicace et précoce dans sa façon de dénuder les êtres et les institutions, le jeune Paul. Donc très vite marginalisé, mais on connaît l’adage : c’est la marge qui fait tenir le cahier.

GROSSE SALOPE. Ça sentait la signature femelle à plein nez, ce truc. Je n’avais pas de preuves (comme si je devais être un limier), en revanche j’étais déjà doté d’une intuition dérangeante. C’était donc un collège/lycée de femelles, je veux dire : d’esprit femelle. De la catéchèse, des célébrations à la chapelle et des bons sentiments à ras la gueule mais l’illusion ne dura pas longtemps, en ce qui me concernait. C’était d’abord de l’humain, tout ça. Je n’ai bien entendu rien contre les crucifix (d’une grande et immédiate utilité dans certaines circonstances très précises), je suis même mort et ressuscité dans le Christ, comme beaucoup de mes condisciples de l’époque (et de toutes les époques). Mais les crucifix n’ont jamais empêché de se vautrer dans les petits et gros tas d’immondices. Après tout, c’est peut-être un aspect de cette liberté que Dieu nous donne à chaque instant, puisqu’Il nous aime.
La liberté dans un bahut de gonzesses, j’ai vu très vite où ça menait. Endokrine était blonde et portait les cheveux assez courts. Elle était assez grande, bien gaulée et avait de gros seins. Hébergée à l’internat de filles comme un certain nombre de ses camarades (le vendredi soir, les trois quarts d’entre elles retournaient à Paris, qui n’est pas très loin), elle avait fini par tourner gouine. Quasiment à chaque pause du milieu d’après- midi, elle me demandait gentiment de lui prêter mon tube d’UHU, puis elle prenait par la main sa copine Emmanuelle en lui disant tu viens, on va aux chiottes. Emmanuelle ne se faisait jamais prier. Certaines profs, d’un air résigné, les regardaient partir. D’autres ne faisaient pas attention. Emmanuelle était plus menue que Endokrine, ses cheveux châtains étaient toujours en queue de cheval. Elle aussi était très jolie. Quand elles revenaient, Endokrine me rendait mon tube avec un petit sourire et un remerciement. Elles étaient correctes avec moi : le tube était toujours clean, sec, et ne sentait jamais. Un jour qu’on nous demandait ce que nous comptions faire plus tard, je répondis d’un air très sérieux, quand vint mon tour, que je voulais être proxénète. Je me fis bien entendu conspuer. Les gens ne comprennent pas l’humour mais il est vrai qu’avec moi, nombreux sont ceux qui me confient encore aujourd’hui qu’ils ne savent jamais vraiment si je plaisante ou si je pense ce que je dis. Ce jour-là pourtant, un copain, le punk de la promotion (un garçon très intelligent mais tout aussi mal vu que moi), comprit parfaitement et éclata de rire en criant bravo Paulo ! J’aimais bien choquer les faux-culs. Je savais m’y prendre car, piteux mathématicien (cela ne m’empêchait pas d’apprécier la plupart de mes profs de maths), je compensais très largement dans la connaissance des lettres et la frappe chirurgicale linguistique.

Un matin, arrivé plusieurs minutes avant la sonnerie du début des cours (j’étais très rarement retardataire), je trouvai Endokrine assise seule dans un coin, en train de chialer. Immédiatement, je me dis qu'on avait encore droit à un psychodrame. Elle était vraiment en larmes et elle resta ainsi toute la matinée, sans faire de bruit, sans se faire remarquer aucunement. Du coup, je révisai mon impression et pensai qu’elle venait peut-être d’apprendre un deuil dans sa famille. Je n’eus pas envie de lui parler. Que lui aurais-je dit ? Elle m’aurait probablement envoyé chier. Et puis je sus le fin de mot de l’histoire. Des conversations entendues à la pause me le permirent. Endokrine avait fait venir un mec dans sa chambre la nuit dernière à l’internat, et les deux avaient été surpris, apparemment au beau milieu de leurs ébats, par la maîtresse d’internat, la mal aimable, mal ménopausée madame C. Le type était un bidasse de la caserne d’à côté. Salut les bidasses !

Des précisions s’imposent. L’établissement était (est toujours) un vaste domaine à la sortie de la ville, partiellement construit, partiellement boisé, coincé entre deux avenues. On y enseigne de la maternelle à la Terminale, dans les filières générales ainsi que professionnelles et technologiques. Avec le bois, plus un stade et un internat installé dans un bâtiment spécifique, cela couvre pas mal de terrain. L’entrée des élèves ne se faisait que d’un côté (cela n’a pas changé). De l’autre, la chaussée n’était pas franchement praticable pour les piétons car elle était assez large et les véhicules y passaient rapidement, y compris les poids lourds qui ne voulaient pas se diriger vers le centre-ville et préféraient contourner l’agglomération. Une base militaire se trouvait en face, à la lisière d’une grande forêt domaniale, installation du Génie de l’Air étirée sur plusieurs centaines de mètres du côté de la route, avec son contingent d’appelés en rut. Aujourd’hui, cette base n’existe plus ; elle a cédé la place à des projets immobiliers dits de standing. Mais à l’époque, c’était connu, on voyait souvent des bidasses longer la bordure de leur enceinte, derrière un solide grillage, dans l’espoir de surprendre des nanas du collège et du lycée, toujours les mêmes, qui venaient les chauffer. Côté lycée, le grillage était ancien, rouillé, il terminait la zone arborée. Il existait aussi une grille d’entrée, en principe à l’usage exclusif des véhicules à moteur. La grille n’était pas non plus de première jeunesse et une personne dotée d’un minimum de muscles et de souplesse pouvait la franchir avec la plus grande aisance.

Evidemment, la plupart des jeunots de la base étaient très fiers de leurs performances sur le parcours du combattant.

L’un d’entre eux, n’en pouvant plus de sentir sa bite en feu devant cette pétasse d'Endokrine, franchit le Rubicon et parvint à ne pas se faire aplatir par un routier. Devant cette garce, il a dû jeter aux orties son obligation de retour à la base. Ou alors il se dit qu’il tirerait son coup tranquillement et qu’il serait rentré avant l’heure limite. A moins d’être très très con, il n’a pas pu ne pas penser aux risques qu’il courait avec la hiérarchie militaire jamais commode devant ce genre d’incartade. Mais con, il l’était peut-être, je ne sais pas. Je suis sûr qu’il a voulu se la jouer Rambo. Le genre t’inquiète pas, je suis super entraîné, je peux pas me faire choper. Il a quand même fallu qu’ils pénètrent dans l’internat, les deux. Ah, « pénétrer ». Je n’ai pas fait exprès. La bâtisse était grande et vénérable, jadis elle avait appartenu à un représentant de la noblesse locale (comme tout le domaine, en fait). Le sous- sol, que je visitai à plusieurs reprises, était un bric-à-brac indescriptible de matériel scolaire au rebut. Le rez-de-chaussée et le premier étage étaient occupés par les salles de cours et de travaux pratiques des filières professionnelles. Puis tout le reste, au-dessus, n’était que chambres d’internes. Si feu monsieur le baron de S. avait su de son vivant qu’une nuit, sa demeure servirait de baisodrome... Endokrine, en définitive, était plus bisexuelle que lesbienne. Mais je suis convaincu qu’elle bénéficia de complicités. Hormis l’approche par le bois, relativement facile malgré l’obscurité, il fallait bien se faire ouvrir des portes, gravir des escaliers, franchir probablement des points de passage dangereux à cause de la rêche C. qui, d’ailleurs, pouvait également se livrer à des patrouilles. Ces détails, en fait, je ne les connais pas. Et puis, je ne suis jamais monté dans cet internat, même de jour. Je n’avais rien à y faire, il n’y avait là aucune excuse possible à ma curiosité pourtant inlassable. J’en reste donc aux conjectures. Mais je suis certain que cela avait été préparé d’avance, avec l’aide d’autres internes. En fait, j’imaginais là-dedans pas mal d’orgasmes solitaires ou non, muets à en crever d’asphyxie de peur de se faire entendre de la vieille.

Manifestement, cette nuit-là, il y eut des vocalises. C’est que ça devait pas mal changer du tube d’UHU. Conjectures à nouveau, mais je tiens pour avéré que la mère C. débarqua soudain comme une folle dans la chambre, que le bidasse en chaleur eut à peine le temps de se renculotter, et qu’il sauta par la fenêtre. J’aimerais savoir en revanche si, du deuxième étage où se trouvait la chambre, il se prit pour l’homme qui valait trois milliards. Toujours est-il que le mec se cassa une jambe à l’atterrissage. C’était réglé. Les gendarmes, gueules d’enterrement de première classe mais secrètement hilares, accompagnèrent jusqu’à l’hôpital civil l’ambulance (tout aussi bidonnée intérieurement). Je n’ai jamais su ce qu’il s’était morflé pénalement parlant, mais je pense qu’il eut droit au traitement complet, surtout de la part du colonel de la base et de son commandant de compagnie (le juteux devait suivre, logiquement).

Endokrine se prit dans la tronche un beau petit conseil de discipline mais ne fut pas exclue de l’établissement. Même sous contrat avec l’Etat, un lycée privé a besoin du fric des parents pour sauver ses fesses. Alors on ne vire pas, même pour une histoire de baise. Il valait mieux faire porter le chapeau à la maîtresse d’internat, qui fut privée de télévision pendant deux semaines ouvrables.


Ayant découvert qu’elle n’était pas lesbienne à strictement parler, je commençai à bander pour Endokrine. J’y passai des heures de branlette, m’imaginant dans des plans à trois avec sa copine Emmanuelle, réfléchissant à des tactiques d’approche pour concrétiser tout cela. Las, échaudée par sa mésaventure, cette GROSSE SALOPE d'Endokrine repartit de plus belle dans sa pratique du tube de colle et, jusqu’à la fin de cette année scolaire, je dus me contenter de regarder mélancoliquement, chaque soir dans ma propre chambre, le cylindre jaune des moiteurs inaccessibles.

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