vendredi 21 juillet 2017

Quelque part dans la galaxie

Mes yeux s'ouvrent. Je perçois du sombre, et la masse de ma tête, cerveau, cheveux, sang, se déporte d'une façon curieuse, sans que je remue. Je suis probablement plié dans une position bizarre. Je concentre ma pensée sur le cou, les vertèbres cervicales : je ne sens rien pour l'instant. Dans quelques secondes je vais déplacer, lentement, très lentement, ma carcasse. Une jambe ankylosée. La gauche. Mes yeux se referment. Je bâille. Doigts. Mains. Creux dans du mou, au bout des ongles. Terre, gravier. Il ne fait pas froid. Le crâne contre de la pierre un peu froide, en revanche. Je réactive les paupières. Tout se concentre vers la barre de migraine qui me traverse le front. Je me détache du minéral rugueux, redresse lentement la colonne vertébrale. Non, pas de torticolis. C'est plus au niveau du front, me dis-je, quand soudain, je change d'avis. Non, c'est au niveau du bide et de la vessie. Ça doit être dû à mes mouvements, pourtant décomposés. Chier, pisser. Impérative, urgentissime poussée de scories brûlantes. Je regarde à gauche et à droite. Je suis seul, je pense, dans un espace sombre. Des deux cotés, à une dizaine de mètres, des trouées pâles. Des rumeurs, au loin. Je baisse précipitamment le froc, le slibard, je me désape tout le bas, cul à l'air je fais quelques mètres à tâtons en suivant un mur (celui contre lequel je comatais), et je lâche tout. Jamais je ne me suis senti aussi bien, dans cette expulsion à l'écart des dispositifs prévus. J'ai l'impression que ça ne va jamais s'arrêter, cette déferlante de résidus organiques. Mon cœur s'apaise, descend en dessous des soixante battements par minute, ma migraine disparaît, ma concentration est totale. Je n'ai presque plus besoin de respirer. Je le fais quand même, et je dois dire que c'est assez réussi, comme fragrance. Je repars en arrière, finis par retrouver mes fringues.

Et ma sacoche. Je parviens à trouver les ouvertures, farfouille à l'intérieur. Ma bouteille de whisky américain. Je ne la discerne pas vraiment mais au poids, je constate qu'elle est vide. Que je l'ai vidée. Ou presque. PQ. J'ai aussi un gros rouleau de PQ dans ma sacoche, quand je pars en expédition. C'est ça que je cherche. Je m'essuie, laisse tomber le papier usagé. Un peu sur ma droite, je retrouve mes jeans et le slip encore calé dedans. Les chaussures, c'est un peu difficile, je les ai fait voler. Je marche en chaussettes, de temps en temps un pied se pose sur un gravier trop gros pour sa plante, et je grimace. J'ai lancé mes targettes vers la paroi d'en face. J'essaie de ne pas me claquer la gueule contre. Mes mains finissent par la toucher. Je repars au niveau du sol. J'espère ne pas poser les doigts sur des seringues et des préservatifs usagés. Première chaussure. Je tâte. C'est le pied droit. Je l'enfile. La gauche, je la retrouve cinq minutes plus tard. Je peux me déplacer plus vite, à présent. Pour la sacoche, c'est bon, je l'ai passée en bandoulière.

À présent, j'ai le choix entre l'une ou l'autre des pâleurs latérales. Je me dirige vers celle d'où j'entends venir une rumeur. L'à-plat vaguement luminescent s'agrandit. Je sors la tête d'une espèce de pont. Mais là-dessous, et à l'extérieur non plus, je ne discerne ni chaussée carrossable, ni voie ferrée. Comme si l'ouvrage était à l'abandon. C'est au-dessus que les trains peuvent passer. Le pont se situe dans un terrain vague, une friche à l'abandon encaissée dans une cuvette artificielle, en contrebas d'une route, ou d'un ensemble de routes. Il y a de la terre, des végétaux, de la rouille, des choses délaissées, des ampoules électriques solitaires, çà et là aux flancs d'entrepôts mystérieux, qui brillent pour que je les regarde briller, mais pas plus.

La mémoire me revient. C'est la route qui mène au Pont de l'Europe. La rumeur, ce sont les véhicules, surtout des poids lourds, qui ne cessent de circuler dans une direction, dans une autre. J'ai encore torché comme un chef. Je m'émerveille d'être allé échouer dans le dernier endroit où un être humain peut aller, après une journée d'intense et gratifiante activité intellectuelle. C'est mieux que les bars. Ici, c'est fait pour moi. Par contre, je ne me rappelle absolument pas les différentes étapes du circuit qui m'a mené jusqu'au profond de ce pont trop loin. C'est que je devais être encore bien entamé. Je sais juste que je m'y suis rendu à pied, et seul. Comme de coutume.

Il fait doux. Je lève la tête vers des étoiles magnifiques qu'aucun orange sodium de lampadaire ne pourra jamais occulter. C'est tellement profond dans la hauteur, et en même temps je touche le ciel du doigt. Je suis fou. Je bois au bout de nulle part, et je nage dans l'univers, sans me perdre. Il suffit juste que j'aille chier, au préalable. La sonnerie de mon téléphone me fait redescendre. J'ouvre à nouveau ma sacoche. Je ne sais pas l'heure.

Paulo ? Paulo ! Mais putain t'es où, qu'est-ce que tu fous ?
Allo ?
Putain on te cherche partout ! C'est Mike ! T'es où ?
Ben, euuhhh, je sais paaas, euh, du côté du Pont de l'Europe, un peu avant. Côté français, a priori.
« A priori », mouais. Tu t'es encore défoncé la tronche. T'as fait ça encore dans quel trou du cul de zone ? Tu pouvais pas nous prévenir ? On y serait allés avec toi !
La Voie Lactée me parle, Mike. Elle me dit que je ne dois pas me prosterner devant elle, mais devant Dieu seul. Cependant, elle ne m'interdit pas l'émerveillement devant sa beauté, car elle aussi est créature de Dieu.
OK Paulo, t'es chaud. Ecoute, démerde-toi pour trouver un tronçon de route, repère-toi et rappelle-moi, je viens te chercher. On t'attend pour la conf', t'as pas oublié ?
J'ai mes notes dans ma sacoche, Mike, je suis opérationnel. À tout de suite.

Sous le pont, ça ne passait pas. Je marche vers un remblai. Quatre silhouettes que je n'ai pas vues venir m'encadrent. Tout va bien. Ce sont des amis gitans. Comment sommes-nous devenus amis ? Comment ont-ils su que je serais là, et à cette heure ? Ce sont les Gitans. « On va te raccompagner jusqu'à la route », fait le plus âgé, celui qui est devant moi (les trois autres m'entourent, un à gauche, un à droite, le dernier ferme la marche). Nous rejoignons l'asphalte sans forcer. Je les remercie, dis comme d'habitude que je ne mérite pas leur gentillesse, que je suis navré du dérangement... « Ne raconte donc pas de conneries », fait l'aîné. Serrage de louches. Je marche vers un arrêt de bus. J'ai mon point de repère. En composant le numéro de Mike, je les entends qui s'éloignent, et la voix du vieux, à un des autres : « Tu vois, c'est un homme des dernières heures, mais lui, il voit dans la nuit, dans toutes les nuits. »

L'heure n'a pas d'importance. Il est des lieux qui ne ferment jamais. Il faut apprendre à les trouver, à gagner sans triche le droit d'y entrer. La conférence. Elle porte sur les origines et survivances atlantes de la culture nord-américaine. Je parlerai de la nostalgie de l'Eden, du protestantisme et d'Edgar Cayce. Sera également abordée une archéologie amérindienne assez intrigante. Je vais prononcer gratuitement cette conférence, et toute solennité déplacée en sera absente. Ce n'est pas une question de célébrité. Il y aura beaucoup, ou peu de monde. Les gens qui doivent être là seront là, cela seul compte. Quelque part dans la galaxie, nous aussi nous sommes en vie.


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