mardi 4 juillet 2017

La voyageuse

La micheline, elle ne sait pas si elle redémarrera un jour. Etrange: elle a l'impression d'être montée une quarantaine de minutes plus tôt, d'être partie d'une grande ville détestée, avec un sac de voyage et une sacoche. Elle suppose qu'elle rentre chez elle. Où est-ce? Eh bien, dans l'autre ville, par conséquent il a fallu traverser une banlieue, s'arrêter à une ou plusieurs gares sur fond d'usines gigantesques et désaffectées, leur population prolétaire invisible derrière les cathédrales de métal et de béton. Des voies de chemin de fer insensées déployées dans toutes les directions, répondant aux besoins mystérieux mais impérieux de l'économie. De l'herbe pousse entre les rails, rien n'est véritablement entretenu au-delà d'un périmètre indispensable; l'économie s'en moque tant que cette végétation hargneuse et le vieux matériel rouillé, déposé sur le côté, n'entravent pas son mouvement. Le ciel est plombé d'orages en attente. La micheline repart, elle n'a embarqué ni débarqué personne, d'ailleurs elle se demande si elle est seule ou non dans ce train à l'allure paresseuse. Elle a donc quitté l'agglomération. Le paysage de campagne pouilleuse, absolument pas bucolique, a pris la suite. Les fesses plaquées sur la moleskine inconfortable, le dos mal calé, son sac à côté d'elle, elle regarde, sans espoir, le paysage. On a fait halte dans des gares de campagne. Il n'y avait absolument rien, juste un peu de brique rouge sur une construction branlante, peut-être un type avec une casquette, un sifflet désabusé. Tu étais enfant, tu aimais jouer au train et au chef de gare mais c'est fini, tout ça. La micheline repart en ahanant. Un jour, quelqu'un, quelque part, a tiré sur le train. L'impact a étoilé la vitre derrière laquelle elle se tenait assise. Elle avait à peine sursauté, car les fous circulaient librement. L'orage n'éclate pas encore.

On ne repart pas encore, l'arrêt semble plus long. Ce sont encore des voies désaffectées, une ligne d'arbres sous le ciel gris, dans l'air lourd. Elle repense à la chère vieille blague idiote du chauffeur obligé de descendre de sa motrice pour regonfler les pneus. Elle ne sait plus trop d'où elle est partie, en fait. Sa destination? Les certitudes s'effacent. Avant de monter, elle a vécu l'habituel cauchemar du temps qui passe et des affaires qui ne sont pas prêtes, des sacs qu'on a oubliés quelque part sans pouvoir les retrouver. Et les minutes maudites qui s'égrènent, le train qu'on va manquer. Le trajet qu'il faudra faire en bus pour aller à la gare, le sablier implacable, la descente, le sac à nouveau oublié ici ou là, il va falloir rebrousser chemin. Le train, c'est comme la dernière chance de s'échapper. L'angoisse de louper le Ciel serre l'âme à l'étrangler. Mais où se trouve le Ciel? On n'avance plus, donc. Elle a traversé ce paysage des dizaines de fois car, malgré tout, elle n'a jamais raté son horaire. Il lui est même arrivé une fois d'arriver trop tôt, un train annoncé comme le sien était déjà à quai, elle est montée mais les portes se sont fermées trop tôt, bien trop tôt, là encore elle était seule, le train est parti et elle s'est retrouvée cinq cent mètres plus loin, sur des voies de garage. Ce jour-là, elle a dû forcer les portes à s'ouvrir, sauter sur le ballast avec ses affaires, repartir en direction des quais. Faux départ, encore, mais personne ne l'a remarquée. Les trains lui sont sourdement hostiles, elle les déteste.

Mais elle ne sait plus trop où elle doit se rendre, la micheline n'est plus le curseur habituel de sa trajectoire, la voie a cessé de remplir sa fonction de vecteur. En rade au beau milieu d'une paralysie létale, teintée de vert et de ciel menaçant. Une campagne insensée, des talus par-delà lesquels rien ne se trouve. Dans un engourdissement progressif, un délestage de tension, un abandon du désir et de la responsabilité, elle sent la mort en approche finale. Il n'existe plus de destination, en ce qui la concerne. Le mensonge est enfin terminé. Un vague grondement de tonnerre se fait entendre. Il ne pleut pas, il fait chaud. Elle s'offre, le temps de quelques minutes, un ou deux fantasmes sexuels. Dans les toilettes de la micheline, sur la banquette. Dehors, contre le wagon. Elle se fait prendre par des présences plus ou moins nettes, des yeux et des corps plus ou moins condensés, des choses curieuses et affamées qui l'observaient depuis les arbres. Les assauts sont multiples, glacés, gluants, tous ses orifices sont investis par une gelée née des nuits mortes de l'Europe païenne; les trains des Trente Glorieuses, les rails, les sifflets des chefs de gares n'ont aucun pouvoir contre ces vestiges obstinés des cycles antiques, elle suffoque, jouit, l'horreur remonte le long de ses jambes, des doigts la palpent et se coulent en long filets pâteux dans ses oreilles. Sa bouche accueille une substance inclassable. De loin, des dégénérés armés de carabines se masturbent en attendant leur tour, eux passeront en dernier, n'auront que les restes. Le plafond nuageux réverbère une mélopée. Il ne pleut toujours pas.

C'est le contrôleur qui, délicatement, la réveille. On dirait un bon gros nounours à cinq ans de la retraite. Habillée mais confuse, la culotte secrètement trempée, elle tend son billet que l'autre vérifie. Tout est en ordre. Il lui dit au revoir puis poursuit son chemin dans la travée. Elle est effectivement seule dans ce wagon, et la micheline est repartie. Elle regarde sa montre: son sommeil a tout de même duré quelques minutes. Dans un quart d'heure à tout casser, elle sera parvenue à destination. Déjà, le paysage subit la présence de l'urbs. Bientôt une nouvelle adresse, un réconfort peut-être. Mais le couvercle demeurera encore bien verrouillé sur les amants invisibles qui peuplent son sillage. Encore et toujours il faudra maintenir le délicat équilibre entre le consentement et le refus.


Il ne pleut toujours pas.


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